♦ Discours d’ouverture du Congrès d’Ottawa, 9 septembre 2004
BY Alexis Karacostas
lundi avril 16, 2018 0 Comments
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<Madame le Ministre de la Culture chargée des Affaires Francophones,
Monsieur le Président de Reach Canada,
Monsieur le Président du Comité de préparation du congrès,
Mesdames, Messieurs, Chers Collègues et Amis,
C’est un très grand honneur pour moi de me trouver aujourd’hui parmi vous à l’invitation du comité d’organisation du congrès et de M. René Rivard que je remercie vivement. Cela fait de fort nombreuses années que René Rivard et moi nous connaissons. Nous avons tissé une solide amitié à travers nos activités communes dans le domaine de la santé mentale et de la surdité. Les contributions de René ont toujours été extrêmement variées et utiles. Au niveau international, il participe depuis longtemps aux travaux de la Société européenne de santé mentale et surdité, il a constitué et mis à disposition des chercheurs du monde entier une précieuse banque de données bibliographiques, il écrit des articles appréciés dans des revues parmi lesquelles la revue francophone « Surdités », il fait de nombreuses interventions dans des colloques et symposia. Je connais moins dans le détail son action au niveau canadien mais je sais le rôle majeur qu’il a joué dans la préparation de ce premier congrès canadien de santé mentale et surdité. C’est dire qu’il est un travailleur infatigable qui a toujours œuvré pour jeter des ponts entre les cultures. Du fond du cœur, je t’adresse, René, ce témoignage renouvelé de ma reconnaissance.
Et si j’ai accepté cette invitation, c’est précisément dans ce même objectif, pour contribuer à mon tour, comme lui, comme vous tous, à des échanges qui façonnent incessamment un monde nouveau. Je me sens ému et aussi un peu intimidé d’ouvrir ce congrès au programme si riche et prometteur. À un niveau très personnel, comme praticien français de la santé mentale, je suis venu avec l’intention d’en savoir plus sur vos pratiques, d’élargir mon horizon mental et je compte bien aussi connaître enfin un tant soit peu ce beau pays qu’est le Canada et dont mes pieds viennent de fouler le sol pour la première fois. Mais mon égoïsme foncier ne saurait me faire oublier que je suis venu à votre rencontre avant tout et surtout au titre de la Société européenne de santé mentale et surdité (ESMHD) que je représente ici. J’ai ainsi le très grand honneur de transmettre au comité d’organisation de ce congrès et aux congressistes ici présents les chaleureuses salutations du Conseil et du Comité Exécutif de l’ESMHD, ainsi que leurs vœux de soutien envers tous ceux qui œuvrent à promouvoir le développement, sous toutes ses formes, de soins de santé et de santé mentale adaptés aux besoins de la population sourde. L’ESMHD a toujours été et sera toujours présente aux côtés de ceux qui luttent contre toutes les discriminations, pour la reconnaissance des droits fondamentaux des citoyens sourds, en matière de santé comme dans les autres domaines.
Depuis une vingtaine d’années, un immense chantier s’est ouvert dans de nombreux pays. Les membres de nombreuses communautés sourdes et des professionnels de santé se sont unis entre eux et à bien d’autres acteurs de la société civile pour instaurer de nouvelles pratiques institutionnelles. Inévitablement, et ajouterai-je, heureusement, ce mouvement a entraîné le développement d’un débat éthique, et c’est aujourd’hui sur ces deux terrains, celui des nouvelles pratiques professionnelles et celui de l’éthique de ces actions que, dans le cadre de ce congrès, nous aurons à réfléchir. L’éthique doit guider chacun de nos pas mais elle se forge aussi en marchant, elle ne préexiste pas tout entière au chemin que l’on parcourt. Je vais donc essayer de présenter tout à la fois des pratiques et les grandes lignes du débat éthique au carrefour de la surdité, de la santé et de la santé mentale.
Globalement, il est possible de dire que les pratiques institutionnelles et les idéologies s’articulent autour de deux tendances. La première tendance se focalise sur la notion de déficit sensoriel (auditif et/ou visuel) et met donc en exergue le manque, le défaut qui serait à combler. La seconde met au contraire l’accent sur la relativité du ou des déficits sensoriels par rapport aux autres sens existants et mise sur les stratégies globales originales, individuelles et sociales, que les sourds, malentendants ou sourds-aveugles sont capables de mettre en œuvre pourvu qu’ils rencontrent un environnement favorable.
Les tenants de la première tendance voient dans la surdité un mal absolu qu’il faut combattre résolument, soit par la prévention, soit par la réparation. La prévention de la surdité intervient sur plusieurs terrains comme celui de la surveillance de la grossesse, le dépistage néonatal et le bilan génétique. Les techniques réparatrices sont d’ordre médical, chirurgical, audiologique et orthophonique. Centrée sur l’organe déficient, la réparation a pour enjeu fondamental la récupération auditive et, par voie de conséquence, le recours aussi naturel que possible à la langue écrite et à l’expression orale du pays où ont lieu les échanges interhumains. L’objectif, dans cette perspective, est (sur le plan audiologique comme sur le plan identitaire et social) que le sourd devienne autant que possible entendant. Face à la surdité, on érige un front du refus. La visée réparatrice mobilise sourds, professionnels, enseignants et parents vers l’entendance.
Dans la seconde perspective, la surdité est perçue comme une donnée irréversible, constitutive d’une situation. La surdité étant là, il s’agit de l’accepter et de compter avec elle. L’intérêt de ceux qui se réclament de cet objectif se portera sur les potentialités offertes par l’écosystème, c’est-à-dire sur l’interaction entre un ou plusieurs sourds, malentendants ou sourd-aveugles et leur environnement. La surdité ou la surdicécité est ici abordée comme la relation qui se tisse entre le sourd ou le sourd-aveugle et autrui, individus, institutions ou société. Il me paraît ici utile de rappeler une idée élémentaire. Comme tout handicap, le handicap sensoriel peut être défini comme l’ensemble des lieux et des fonctions sociales dont une personne est exclue en raison de l’infirmité. De ce fait, la solution passe non par la disparition de la surdité et de la surdicécité, et donc des sourds ou des sourds-aveugles, mais par le fait que le droit à l’existence, à part entière, des sourds et sourds-aveugles soit reconnu. La lutte contre l’exclusion signifie que c’est le cadre relationnel, ou ce que j’ai appelé l’écosystème, qui doit être changé et la priorité de l’effort consistera alors à rendre accessible un lieu ou une fonction. Depuis une vingtaine d’années, et grâce à une mobilisation massive des communautés de sourds et d’acteurs des sociétés civiles, de nombreux lieux privés, publics ou institutionnels leur ont été rendus accessibles, des lois ont été votées qui leur ont permis d’accéder à l’exercice réel de la citoyenneté dont ils avaient été longtemps écartés par les écosystèmes antérieurs. Des pays de plus en plus nombreux ont reconnu l’existence des langues des signes nationales et le droit des sourds d’y avoir recours si tel est leur choix. Il faut se réjouir de cette évolution, parce qu’émerge enfin la conscience que de nombreux sourds ne peuvent faire l’économie d’une communication visuelle-gestuelle et que la Langue des Signes, qu’ils doivent être libres de ne pas apprendre s’ils le souhaitent, n’en constitue pas moins une langue susceptible de leur rendre d’innombrables services et un mieux-être général dans leurs rapports sociaux. Je considère pour ma part que ces langues des signes constituent un patrimoine inaliénable de l’humanité, ce sont des langues que les entendants ont tout intérêt à apprendre, non pour étancher leur soif de philanthropie, mais pour enrichir leur culture et pour leur plaisir. La Société européenne de santé mentale et surdité a toujours défendu, ce qui est clairement exposé dans ses textes constitutifs, que les sourds, malentendants et sourds-aveugles, comme tous les êtres humains, doivent pouvoir être soignés dans la langue de leur choix et être ainsi respectés dans leurs droits fondamentaux.
Je voudrais ici attirer votre attention sur un point capital, source de confusion. La détermination de principes d’action est ici plus que jamais la condition d’une résolution correcte des contradictions. J’affirme qu’il est essentiel de bien différencier les techniques, par exemple les techniques réparatrices dont j’ai parlé plus haut, des contextes idéologiques dans lesquels elles s’inscrivent. Un exemple. L’éducation orale des enfants sourds est une technique : elle vise à promouvoir la meilleure élocution possible de ces enfants. Elle met en œuvre des moyens spécifiques qui ont fait l’objet de nombreuses évaluations, au cours de son histoire certains de ces moyens ont été jugés inutiles et abandonnés, d’autres se sont vus développer. Elle a ainsi fait l’objet d’une accumulation progressive de connaissances. Autre exemple : les prothèses auditives. Elles existent depuis des siècles et n’ont cessé de se perfectionner au fil du temps. Nul ne met aujourd’hui en doute leur valeur et leur utilité en tant qu’outil technologique, du moment que les indications en sont soigneusement portées. Un troisième exemple : les implants cochléaires. Il s’agit là d’une technologie plus récente, certes beaucoup plus sophistiquée et audacieuse que les prothèses, qui comporte des risques, qui est suivie de succès ou d’échecs, mais leur évolution rapide témoigne aussi de l’amélioration de leurs performances.
D’une tout autre portée est le contexte idéologique dans lesquels s’inscrit le recours à ces techniques. Faire parler un enfant sourd ne peut jamais être considéré comme un objectif indépendant des choix éducatifs généraux des parents, de leurs orientations idéologiques, de leur conception du monde : cet objectif sera prioritaire ou non selon que les parents se mobilisent pour effacer la surdité de leur vie ou pour tirer toutes les conséquences concrètes de son existence considérée comme définitive, en luttant pour l’accessibilité. Lutter pour l’accessibilité peut d’ailleurs ne pas avoir le même sens pour tout le monde. Certains sourds peuvent militer en faveur du bilinguisme (langue des signes/langue écrite), d’autres (comme c’est fréquent avec les personnes que l’on caractérise audiologiquement comme des devenus sourds ou comme des malentendants) feront le choix d’un monolinguisme strict (vers la langue orale et écrite de leur pays) et recourront plutôt à des aides techniques (sous-titrage, lecture labiale, etc.). Mais peu importe : dans tous les cas, la lutte pour l’accessibilité nécessite ipso facto que la surdité soit rendue présente, existante, qu’elle constitue une donnée du réel à partir de laquelle des mesures concrètes seront prises.
Il y a eu, dans l’histoire de la surdité, de longues périodes d’obscurantisme où l’idéologie de l’éducation orale a pu recouvrir de tout autres objectifs que celui de permettre aux enfants sourds de s’exprimer oralement. Lorsqu’en 1880, au congrès de Milan, les pédagogues entendants et les ministères ont uni leurs voix pour imposer la parole articulée, dans le même mouvement ils ont totalement banni la langue des signes de l’enseignement et ils ont expulsés les enseignants sourds du champ de l’enseignement. Ce faisant, ils ont plongé les sourds dans le malheur (en France, par exemple, pendant près d’un siècle puisque la mesure n’a été levée qu’en 1976). De même, lorsqu’en 1883 aux Etats-Unis, Graham Bell proposait à l’Académie Nationale des Sciences, dans une optique eugéniste, d’interdire la langue des signes, de supprimer les écoles spécialisées, d’interdire la presse sourde et de fermer les associations de sourds afin d’empêcher la constitution d’une variété sourde de la race humaine, il jetait les bases idéologiques d’une politique eugéniste qui n’a trouvé son aboutissement qu’avec l’avènement d’Hitler et les exterminations de sourds dans les camps. Il convient donc de bien distinguer l’éducation orale, technique pédagogique, de l’oralisme, tendance idéologique niant à la langue des signes toute valeur et toute existence – de fait, tout droit d’exister comme sourd. Or la mise en pratique de l’éducation orale ne va pas automatiquement de pair avec l’idéologie oraliste, tant s’en faut. De même, le port d’appareils auditifs n’implique pas automatiquement que le sourd délaisse ou méconnaisse la langue des signes. Enfin, le recours à l’implant cochléaire n’exige pas qu’on nie le droit de sourds à la communication visuelle-gestuelle. En France et dans de trop nombreux pays, malheureusement, et contrairement à ce qu’il en est par exemple en Suède, la pose d’implants cochléaires est effectuée dans une ambiance d’hostilité franche envers la langue des signes : loin d’être seulement une technique, elle est le fer de lance de la nouvelle croisade oraliste de nos médecins chevaliers des temps modernes. Et c’est cela qui est, à nos yeux, condamnable : non l’éducation orale, non la prothèse, non l’implant, mais le refus de reconnaître aux sourds et à leur entourage le droit de choisir entre différentes options de vie, d’éducation, de culture et d’exercice de leur citoyenneté, c’est-à-dire le refus de mettre en œuvre les moyens matériels, humains et institutionnels permettant l’exercice de ce droit (par exemple, le droit d’accéder au bilinguisme langue des signes/langue écrite). Le danger est de remplacer l’universalité des droits par l’uniformité de la pensée et des comportements. Ainsi, concevoir l’implant cochléaire comme la réponse à toutes les questions et prétendre qu’ils rendent inutiles les efforts de promotion des langues des signes et de l’accessibilité est une politique dangereuse et néfaste. Cela sous-entend qu’une seule manière de concevoir la vie, aussi justifiée soit-elle, supplante toutes les autres et peut nier à des communautés entières d’humains le droit d’édifier leur vie sur d’autres bases, selon d’autres normes.
Pour dire les choses autrement, le critère fondamental qui doit retenir notre attention est en dernière instance celui d’un développement social tel qu’il offre aux sourds le droit de choisir leurs appartenances culturelles et le droit de se doter d’un statut identitaire et social – celui qu’ils souhaitent s’attribuer tout autant que celui que les entendants leur reconnaissent. Le critère fondamental n’est nullement le statut audiophonologique du sourd. Non que ce critère n’ait aucune importance : il n’est pas indifférent pour un sujet sourd d’être sourd sévère ou sourd profond, sourd congénital ou devenu sourd, sourd voyant ou sourd aveugle ! Mais c’est toujours au sujet sourd d’évaluer ses compétences individuelles et d’exprimer ses propres désirs quant à leur utilisation, par exemple s’il veut et peut porter un appareil auditif ou non, s’il veut et peut s’exprimer oralement ou non, s’il suivra les choix pédagogiques initiaux et les orientations culturelles de ses parents – oralistes ou en faveur du bilinguisme – ou non, s’il nouera des relations sociales incluant des relations avec les sourds, et éventuellement le mariage, ou les excluant, s’il participera ou non, et de quelle manière, aux activités sociales des sourds et à leur lutte pour la reconnaissance de leurs droits, etc. Ce qui importe sera sa manière d’intégrer ces données dans une culture et non son degré d’audition. En dernière analyse, ce sont les moyens offerts et mis à sa disposition par l’écosystème, qui détermineront le niveau de bien-être optimal. Et en refusant l’idéologie (je dis bien : l’idéologie, pas la technique) qui réduit les sourds à des oreilles déficientes, en luttant pour l’établissement de relations citoyennes, le corps social tout entier assume sa responsabilité face à la question du droit à l’existence des sourds. Chacun de nous peut alors jouer un rôle dans la réduction du handicap – vous m’avez compris, je dis bien du handicap, qui est une relation, et non de l’infirmité, qui concerne un organe.
L’histoire des sourds n’est autre que celle de leur visibilité, un caractère éminemment variable suivant les pays et les époques. Cette visibilité a connu depuis le 18ème siècle des phases successives d’expansion et de régression avec un net regain d’intensité dans la seconde moitié du 20ème siècle. Depuis quelques décennies, les sourds se donnent à voir. Leur présence individuelle et collective se banalise et simultanément le niveau d’information de la population entendante sur la surdité augmente sensiblement. Les sourds ne sont plus perçus comme des êtres étranges et fascinants parce que rares, dont on se demande encore s’ils font partie de l’humanité. L’ignorance et l’incompréhension cèdent devant les manifestations d’une présence quotidienne. Les sourds, les sourds-aveugles font maintenant partie de notre environnement social et de notre paysage mental, au point que leur présence en devient banale. Je rêve du jour où personne ne sera plus sidéré d’effroi ou saisi d’impuissance lors d’une rencontre avec un sourd. Je rêve d’une disparition de la surdophobie, telle que l’a nommée une professionnelle de santé néerlandaise au congrès de l’ESMHD de Manchester en 1997 : la surdophobie, c’est-à-dire la peur et le rejet de la surdité et du sourd, c’est-à-dire l’intolérance. Il faudra voir dans cette accoutumance une situation où la norme sociale ne sera plus seulement entendante. Mais cette accoutumance a une condition, celle du maintien permanent de la visibilité. Et la visibilité a un prix : c’est la lutte quotidienne pour l’accessibilité. Notre devoir de citoyen et de professionnel est de rendre accessibles aux sourds tous les lieux dont ils sont exclus. Il est de tout mettre en œuvre pour qu’entre sourds et entendants se créent des passerelles et des échanges. Cela passe par la modification des lois, des fonctionnements institutionnels et des mentalités. Il faudra, par exemple, reconnaître l’immense avantage que présente pour tous, sourds et entendants, la mise à disposition d’interprètes langue orale/langue des signes afin de faciliter l’accessibilité de tous les lieux publics, les institutions d’enseignement, l’audiovisuel, les lieux de soins, etc. Il faudra ne plus craindre les contacts de sourds entre eux, en classe, dans les loisirs ou au travail ; ne plus voir un danger dans les mariages entre sourds ou dans la scolarisation collective des sourds dans des classes annexées. Il faudra reconnaître enfin que cette dimension collective de la vie sociale des sourds est un élément capital de leur intégration sociale dans la société entendante et non un facteur en soi de « ghettoïsation » ou de « communautarisme ».
Ne nous berçons pas de douces illusions : la visibilité des sourds n’est pas et ne sera jamais un acquis irréversible, elle est quotidiennement confrontée à l’oubli, au refus, à l’uniformisation, au prêt-à-porter de la pensée et il y a là une lutte incessante entre ces deux tendances. Il n’y a donc pas à attendre que les sourds entendent pour rendre accessibles les soins médicaux et chirurgicaux, la psychothérapie, la justice, l’école, les informations télévisées, les musées, les théâtres, le permis de conduire, les voyages en avion, etc. Il s’agit plutôt d’œuvrer inlassablement en faveur d’une société ouverte à plusieurs normes de vie, où chacun trouve sa place quel que soit son statut audiologique. Les professionnels de tous terrains ont un grand rôle à jouer. Et nous en arrivons tout naturellement à cette question des nouvelles pratiques de santé que je vais maintenant décrire, un peu schématiquement il est vrai mais en souhaitant que ces réflexions donnent matière à débat dans ce congrès.
Depuis deux décennies, parfois un peu plus longtemps selon les pays, les praticiens de la santé physique et ceux de la santé mentale ont engagé, à travers le monde, une lutte pour la création de services de santé adaptés aux besoins des sourds. Pourquoi ? Parce que ces praticiens ont été nombreux, et ils sont de plus en plus nombreux là où ces services se font encore attendre, à constater la mauvaise qualité des soins dispensés à la population sourde : erreurs de diagnostics, malentendus linguistiques et culturels entraînant des erreurs de traitement, absence de tout traitement psychothérapeutique aboutissant à un allongement indu des durées d’hospitalisation et parfois à l’oubli du patient sourd au sein d’un service pendant vingt ou trente ans, méconnaissance des droits du patient hospitalisé, défaut d’information et de consentement du patient recevant des soins, non-respect de la confidentialité, isolement du patient générateur de souffrance, d’anxiété, de dépression et d’image dévalorisée de soi, absence de politique de prévention aboutissant à des catastrophes sanitaires (le sida a pu faire des ravages parmi la population sourde et les personnes en contact avec elle avant que s’instaurent les premières campagnes authentiques d’information et les premiers traitements). Ces praticiens en sont arrivés aux mêmes conclusions : il faut mettre en œuvre des services où l’accueil des sourds puisse s’effectuer non selon des normes imposées arbitrairement mais conformément au mode de vie choisi par les patients. Et cela implique d’aller vers la population sourde, d’étudier ses besoins et de partager des pratiques et des valeurs qui lui sont chères. Il n’y a rien de plus destructeur que d’indifférencier les besoins d’une population, par exemple en confondant les revendications des sourds bilingues et celles des sourds ou malentendants luttant pour l’amélioration de leurs moyens d’audition.
Concrètement, cela a signifié que, pour améliorer l’accueil des sourds bilingues, il a fallu tourner des services de soins et des services sociaux entiers vers la pratique de la langue des signes : soignants, médecins, infirmiers, aides-soignants, psychiatres et assistants sociaux entendants ont dû apprendre cette langue et les équipes se sont dotées d’interprètes langue des signes/langue orale. Des sessions de formations des soignants ont dû être mises en place. Cela ne signifie nullement que les sourds soient obligés d’être reçus en langue des signes s’ils ne le souhaitent pas. De nombreux malentendants (sur le plan audiologique) optent pour un monolinguisme strict et se sentent plus proches de la culture entendante. C’est leur droit, et, personnellement je m’abstiens de tout signe lorsque je reçois un patient qui les ignore ou les refuse. C’est la moindre des choses que l’on puisse faire pour exercer son métier dans le respect du patient et sans commettre de funestes erreurs. La possibilité est donc maintenant offerte aux patients d’être soignés dans la langue de leur choix. Des centaines d’unités de soins ont ainsi vu le jour à travers le monde. Je vous recommande vivement de lire l’impressionnant document mis au point par nos collègues britanniques «Signs of the Time» qui, s’il est adopté par les autorités sanitaires de Grande-Bretagne, constituera une sorte de charte des bonnes pratiques et un guide pour les développements à venir, au niveau national, des services de santé mentale pour sourds. Ce document a incontestablement une valeur pour les professionnels de santé d’autres pays, même exerçant dans des conditions différentes. Aux Pays-Bas, cinq centres de soins se sont ouverts, géographiquement bien répartis, offrant hospitalisations, consultations et visites à domicile. Mon collègue Otto Fritschy pourra ainsi vous décrire le formidable travail de son équipe et de lui-même en direction des sourds du troisième âge, à Ede, au centre des Pays-Bas, non loin de l’endroit où a été construite une non moins formidable maison de retraite pour sourds comme il n’en existe nulle part ailleurs dans le monde et qui soit autant source de bien-être pour les vieux sourds (du moins à ma connaissance). En France, ce sont douze centres régionaux hospitaliers qui ont été créés depuis 1996, subventionnés par le gouvernement. Ces centres fonctionnent encore de manière inégale mais ils tissent un réseau de soins de mieux en mieux coordonné sur tout le territoire. Je pourrais multiplier les exemples mais je ne voudrais pas laisser croire que ces développements soient aussi avancés dans tous les pays. Tout est loin d’être rose : on constate par exemple de grandes différences entre les pays du Nord et ceux du Sud de l’Europe, ces derniers étant nettement moins dotés en services de soins pour les sourds.
Un autre élément essentiel du développement de soins adaptés a été l’embauche de professionnels sourds dans les équipes. Le vocable « professionnel » couvre toutes sortes de compétences. Il est surtout utilisé lorsque des sourds participent, bien souvent sans diplômes, au travail quotidien des équipes, en tant qu’experts de la condition sourde à qui il manque encore la formation académique suivie par leurs collègues entendants. Partout où cette collaboration sourds-entendants s’instaure, les équipes entrent de plain-pied dans la culture des sourds et dans leur mode de vie, une plus grande réciprocité se manifeste entre soignants entendants et soignants sourds et la reconnaissance sociale et professionnelle entre équipes, au sein d’un hôpital et à l’extérieur, en est infiniment facilitée. Il s’agit d’un excellent moyen de dépasser les attitudes philanthropiques qui assignent aux sourds une place d’individus démunis et assistés par des entendants bien-pensants. Professionnels sourds et entendants travaillent au coude à coude, échangent leur expérience et se découvrent mutuellement en jetant quotidiennement des ponts entre leurs cultures. Ils réfléchissent ensemble aux améliorations à apporter à leur pratique, organisent des réunions avec les usagers sourds pour recueillir des avis extérieurs, produisent des cassettes vidéo pour des campagnes d’information en langue des signes sur des thèmes de santé, bref ils déploient leurs activités dans tous les domaines. Et je pense ici au travail de pionnier mené par des professionnels sourds comme Barbara Brauer aux Etats-Unis, à qui je veux rendre hommage. Barbara dirigeait le Centre de Santé Mentale de l’Université Gallaudet. Comme vous le savez déjà, elle est décédée il y a deux mois. Je pense aussi à Sharon Ridgeway, psychologue à Manchester en Angleterre qui soigne les victimes sourdes d’abus sexuels, à Birgitta Martinell en Suède, à Michel Girod à Paris, responsable du programme «Dire la santé en langue des signes française»… et à tant d’autres que je ne citerai pas. Il existe pourtant des services qui ne comptent aucun professionnel sourd. Il n’est pas indifférent, dans le travail quotidien, d’avoir à s’exprimer du matin au soir en langue des signes avec des collègues, en réunion, ou lors des pauses où l’on se raconte des histoires drôles pour se détendre. Les entendants apprennent ainsi à mieux diriger leur regard, à respecter les sourds dans les prises de parole, à mieux observer les entrées en contact, les manières de toucher, les différentes qualités de gestuelles… La présence de professionnels sourds donne incontestablement un caractère très différent à la marche d’un service. D’une manière générale, je pense que le partage d’une langue pendant le seul temps d’une consultation ne représente qu’une infime entrée dans la culture sourde. Les ponts entre sourds et entendants nécessitent des contacts beaucoup plus variés, dans et hors du champ professionnel…
L’organisation de soins adaptés à la population sourde et la collaboration sourds-entendants posent les conditions de création d’un nouveau référentiel de travail. Ce nouveau cadre autorise des découvertes cliniques qui, sans lui, n’auraient jamais pu se faire. Les professionnels entendants de la santé mentale sont généralement formés selon certains modèles théoriques et pratiques qu’ils ont acquis à l’université. Lors de leur rencontre avec un patient sourd, il leur sera tout naturel d’user de ce savoir de la même manière qu’ils le feraient dans un entretien avec un patient entendant, sans chercher à y introduire des modifications. À court terme, cela paraît concevable. Mais l’inadaptation de cette méthode apparaît nettement lorsqu’on évalue soigneusement à plus long terme le déroulement et les résultats des soins. Par exemple, il ne suffira pas d’introduire un interprète dans une séance de psychothérapie pour bien soigner un patient sourd. Une pratique digne de ce nom nécessite non seulement d’évaluer les effets de la présence de l’interprète dans les entretiens mais aussi de comparer les résultats d’un entretien à ceux d’une séance où seuls sont en contact le thérapeute entendant et le patient sourd, tous deux s’exprimant en langue des signes, ainsi qu’à ceux d’une séance qui met en présence un thérapeute et un patient sourds.
La barrière de la langue est tout à la fois un obstacle, source de malentendus, et une occasion bienvenue d’expliciter sa pensée et de sonder le bien-fondé de ses idées. Il n’y a rien de plus enrichissant que de se soumettre à la nécessité de faire passer un sens, lorsque le maniement de la langue est incertain et maladroit. La peur de l’incompréhension mutuelle – mais c’est une peur vivifiante – jalonne tous les entretiens entre sourds et entendants. Cette vigilance accrue exigée par la situation est la condition du renouveau du regard clinique. Les professionnels de la santé mentale ont tous fait l’expérience de moments où ils perçoivent les troubles des patients sourds simultanément comme des troubles analogues à ceux des patients entendants et comme des éléments spécifiques d’une situation originale. Ces spécificités doivent être prises attentivement en considération. Les besoins de la population sourde ont été trop longtemps négligés par l’environnement entendant pour les laisser de nouveau sombrer dans le fossé de l’indifférence. Un travail clinique authentique ne fait pas bon ménage avec la paresse mentale des cliniciens…
Les évolutions dont je vous ai parlé nous convient à repenser l’ensemble du dispositif théorique et pratique de soins. Sur un plan théorique, les professionnels de la surdité sont généralement convaincus, et c’est heureux, qu’il n’y a pas de psychologie du sourd. Ils admettent qu’une typologie des sourds n’a aucune raison d’être (les sourds sont comme ceci, ou comme cela…). Mais il ne faut pas s’étonner de les voir revenir à l’idéologie de la surdité comme déficience quand ils se contentent d’importer les modèles traditionnels de pensée dans ce cadre nouvellement créé. Au lieu de penser la rencontre sourd-entendant comme un pont à construire entre deux singularités, ils auront tendance à s’extraire de la rencontre et à attribuer les spécificités de l’entretien au seul patient sourd. Il m’est ainsi arrivé d’entendre des professionnels de la surdité dire que les entretiens avec les patients sourds durent deux fois plus longtemps que ceux avec de patients entendants, comme si cette caractéristique était un attribut en soi des sourds. Ces professionnels étaient, bien sûr, entendants. Ils ne leur venaient pas à l’idée de mettre ce doublement du temps sur le compte d’un choc des façons d’être respectives du patient comme du soignant, pas plus que de se demander ce qu’il en serait si un professionnel sourd rencontrait un patient sourd. Ils en arrivaient ainsi à retomber dans les pièges de l’objectivation de l’autre.
La collaboration entre professionnels sourds et entendants au sein d’équipes soignantes n’a rien d’évident. Sa mise en œuvre est toujours traversée par des conflits générateurs d’angoisse et de culpabilité. S’il en est ainsi, c’est que la difficulté à trouver une langue commune va bien au-delà de l’apprentissage de la langue orale et de la langue des signes. S’entendre, au sens le plus accompli du terme, suppose une adhésion commune à des objectifs et donc à des valeurs. Elle suppose aussi un accord dans la communication non-verbale que les seules performances linguistiques ne permettent pas d’atteindre. C’est un reproche fréquent que les sourds adressent aux entendants qui se lancent dans l’apprentissage de la langue des signes : les entendants meuvent gauchement leurs bras et leurs mains, sans amplitude, sans souplesse, trahissant une inhibition gestuelle. Par manque d’habitude ou de tradition culturelle ou par honte, ils restreignent leur gestualité. De même, les traits de leur visage demeurent souvent immobiles et inexpressifs. Or, en langue des signes, la mimique faciale est une composante linguistique essentielle sans laquelle aucun message ne peut être correctement compris par un interlocuteur sourd. Les sourds incitent donc fréquemment les entendants à mobiliser leurs muscles faciaux, à donner du volume et de l’assurance à leurs gestes, en somme à lever l’inhibition qui bride leur capacité d’expression. Autrement dit, c’est à un engagement corporel différent, c’est à un changement de notre rapport au monde que nous convient les sourds. Pour un psychothérapeute, pour qui les voies de la guérison du patient passent par l’instauration avec lui d’une symbiose thérapeutique, cette invitation à libérer sa propre expression gestuelle est le meilleur atout pour opérer le rapprochement nécessaire au développement d’une bonne intimité psychologique.
Nous professionnels, sourds et entendants, avons donc à apprendre à admettre les incertitudes de notre identité, à laisser l’angoisse nous étreindre non pour qu’elle nous paralyse mais parce qu’elle nous signale des terres inconnues à découvrir. D’obstacle gênant, la « surdophobie » ou, plus généralement, la peur de l’étranger peut se changer en un puissant moyen d’éviter le naufrage de la communication. La collaboration sourds-entendants est donc, de ce point de vue, une chance. Il nous est ainsi donné l’occasion d’aller à la rencontre d’autrui, cet autre étranger qui n’en est pas moins un être humain et que nous finissons parfois, dans le meilleur des cas, par découvrir en nous-mêmes.
Mais les chocs de cultures ne sont pas le privilège des échanges entre sourds et entendants. On en trouve aussi dans les rencontres internationales. Il n’est pas toujours facile de se comprendre d’un pays à l’autre, d’une langue à l’autre, d’une culture à l’autre et le travail d’explicitation des malentendus nous oblige à toujours rester sur le qui-vive lors de ces échanges internationaux. Ces derniers se multiplient prodigieusement et le mouvement ne semble pas fléchir. Depuis sa création en 1986, l’ESMHD organise tous les trois ans des congrès dans une ville à chaque fois différente du monde. Depuis 1998 sont apparus les congrès mondiaux, à Washington, puis à Copenhague en 2000. Le prochain congrès mondial aura ainsi lieu en Afrique du Sud, en octobre 2005. Plusieurs congrès ont déjà été organisés à Buenos Aires, qui programment de jeter les bases d’une société latino-américaine de santé mentale et surdité. À ces congrès internationaux, il faut ajouter les rencontres de dimensions plus modestes mais plus fréquentes, des Groupes d’Intérêt Spécifique (SIG) de la Société européenne de santé mentale et surdité, où les praticiens s’informent de leurs pratiques respectives. Et je ne compte plus les sociétés nationales, comme la Société britannique ou la Société espagnole de santé mentale et surdité, qui tiennent leurs assemblées générales annuelles et proposent régulièrement des colloques. Enfin, il faut citer l’excellent travail impulsé par notre collègue italien Ettore Guaia qui a mis en route un forum d’échanges entre professionnels de la surdité et de la santé mentale sur Internet, le répertoire international des adresses de professionnels mis au point par nos collègues de l’Université Gallaudet, les liens qui se sont tissés avec la Fédération Mondiale des Sourds… Je vous prie de ne pas m’en vouloir si je ne cite pas tout le monde. Ce serait impossible. Je tenais simplement à souligner l’accélération et l’intensité récentes des échanges qui se produisent à travers le monde dans ce domaine si particulier de la santé mentale et de la surdité.
Comme vous le voyez, la tâche est immense. Nous sommes convaincus que l’intégration sociale et le bien-être des sourds nous concernent tous. Il est impossible de réduire ces objectifs aux seuls paramètres professionnels. Lorsqu’il est question de santé mentale, c’est la vie toute entière qui est mise sur la sellette. C’est pourquoi le bien-être de tous, sourds et entendants, passe par une reconnaissance mutuelle d’existence, sous toutes ses formes. Je crois avoir été assez clair sur l’importance des ponts entre les cultures, et il en reste beaucoup à construire. Mesdames et messieurs, au seuil de cette première conférence canadienne à laquelle j’adresse tous mes vœux de succès, je vous renouvelle le soutien de l’ESMHD tout entière et je suis heureux que les professionnels européens de la santé mentale joignent leurs forces à celles des Canadiens, sourds et entendants, pour bâtir un avenir meilleur.