♦ Colloque de l’ARCHE (Académie de Recherche
et Connaissances en Hypnose Ericksonienne)
Paris, 13 et 14 mai 2017
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Fin décembre 1997, le premier ministre Lionel Jospin demandait à la députée du Val d’Oise Dominique Gillot de présenter un rapport sur la situation des sourds en France, et plus particulièrement sur celle des sourds locuteurs de la langue des signes. Au terme d’une enquête élargie, la députée remit en 1998 un rapport qui était suivi de 115 propositions. Ce rapport visait à améliorer les conditions de vie de sourds et réduire l’exclusion sociale dont on reconnaissait enfin qu’ils étaient victimes. Parmi ces propositions, 7 portaient sur la santé des sourds, et parmi celles-ci, une seule, la 57e, concernait la santé mentale :
« Le développement de réseaux de professionnels de la santé bilingues doit inclure l’accès aux thérapies mentales. »
Bien que très courte et de visée très générale, cette proposition avait une portée considérable. Pour la première fois dans l’histoire de la santé publique en France, un représentant de la Nation reconnaissait que les sourds avaient droit à la santé au même titre que tout citoyen et que l’accès à la santé mentale, partie intégrante de l’accès à la santé publique, ne devait pas être oublié. Indirectement, cette remarque sous-entendait, pour la première fois aussi, que cet accès n’était pas assuré jusque là.
Depuis 1995, date de la création de la première unité de soins des sourds à l’hôpital Pitié-Salpêtrière à Paris, ce sont vingt unités qui ont vu le jour dans toute la France, réparties dans les grandes villes et pour la plupart intégrées à des centres hospitaliers publics. Ces unités offrent théoriquement aux sourds la possibilité d’être soignés de toutes les affections au même titre que les entendants, y compris en matière de psychiatrie. Mais vous comprendrez aisément que, en tant que dispositifs réduits en personnels et ne travaillant qu’à certaines heures de la journée et du lundi au vendredi, ces unités sont loin de couvrir tous les besoins en matières de santé. Il n’empêche : le réseau de soins psychiatriques en direction de la population sourde se développe, reliant peu à peu les unités hospitalières à des institutions ou structures médicales, psychiatriques ou médico-sociales. Ainsi, des initiatives voient sans cesse le jour et viennent combler peu à peu les carences du tissu sanitaire français. Parmi ces initiatives, certaines concernent, vous vous en doutez bien, l’hypnose.
Il fallait bien un jour que la question de l’accès des sourds à l’hypnose soit posée. De fait, cette question, dans d’autres pays que la France, avait été déjà posée depuis longtemps, aux États-Unis par exemple. Je citerai une étude publiée en 19901 par deux chercheurs nord-américains de l’université de Amherst dans le Massachusetts, conjointement avec un professeur de l’université Gallaudet de Washington, laquelle accueille des milliers de sourds et représente un des phares de la culture sourde et de la langue des signes aux États-Unis. Cette étude comparait l’induction hypnotique et ses effets sur des sujets sourds et sur des sujets entendants par le recours à des méthodes directes versus des méthodes indirectes d’induction. Je n’entrerai pas dans les détails de cette étude. On y soulevait l’hypothèse selon laquelle les sujets sourds présenteraient une plus grande résistance à l’induction hypnotique. Mais l’article finissait par conclure prudemment que l’étude ne mettait pas en évidence de différences significatives entre sourds et entendants. Le degré soi-disant plus faible d’hypnotisabilité des sujets sourds, ou encore le temps nécessaire à l’entrée dans une transe, qu’on pourrait croire plus long pour les sujets sourds que pour les sujets entendants, n’avaient rien de constitutionnels mais étaient plutôt à mettre sur le compte d’une série de facteurs culturels et linguistiques dont l’effet était d’entraver l’empathie, à commencer par le fait que dans cette étude l’hypnotiseur était entendant et le sujet sourd. L’analyse concluait que de nombreux critères d’évaluation n’avaient pas été pris en compte (comme le type de communication, la qualité de la langue des signes ou le sexe de chacun des participants) et laissait entendre que des études futures où des sourds mèneraient eux-mêmes des expériences d’induction hypnotique pourraient bien montrer qu’il n’y a pas de différences d’essence entre sourds et entendants.
Dans ce domaine comme dans d’autres, il est maintenant admis (mais cela a fait l’objet de nombreux débats tout au long du 20ème siècle dans de nombreux pays) qu’il n’y a pas de « psychologie de la personne sourde » et que les affections mentales, les expressions de symptômes et les structures de personnalité des sujets sourds sont strictement homologues à celles des sujets entendants. Si la santé mentale des sourds est plus souvent altérée que celle des entendants de niveau socio-économique équivalent, ainsi que l’ont montré plusieurs études menées en Europe, cela relève des conditions sociales de vie de sourds, plus profondément marquées par l’exclusion sociale, les discriminations et les carences de communication signée, et non de la déficience auditive elle-même, argument qu’utilisent encore les tenants d’une perspective essentialiste et naturaliste de la question.
Avant toute chose, je souhaiterais préciser que j’ai hésité à venir présenter ici une pratique et des résultats qui sont encore trop récentes pour moi, et trop peu fournis pour mériter qu’on en fasse acte. Néanmoins, j’espère vous montrer que la pratique de l’hypnose et de l’hypnothérapie par les sourds et en direction des sourds soulève un ensemble de questions passionnantes dont la prise en considération pourrait bien contribuer en retour à l’enrichissement de la théorie et de la pratique de l’hypnose en général.
J’en viens donc aux premières initiatives de l’UNISS, l’unité de la Salpêtrière, en matière d’hypnose. Je brosserai ici rapidement le contexte dans lequel ont été effectuées les premières tentatives de plus grande ampleur.
Sur un plan personnel, je peux dire que, ayant effectué un certain parcours dans l’hypnothérapie, depuis plusieurs années je tentais de répondre autrement que par la prescription de médicaments aux multiples demandes et difficultés psychologiques de sujets sourds qui me demandaient de les soulager de leurs crises d’anxiété, de phobies diverses ou des effets de traumatismes sexuels ou de violences physiques dont il avaient été victimes, un sujet dont on a longtemps sous-estimé la fréquence concernant la population sourde. Il m’était relativement facile de proposer des séances de relaxation, de permettre l’instauration de transes moyennes et de favoriser ainsi la circulation et la transformation d’affects et de souvenirs anxiogènes. Formé à la langue des signes, j’essayais de transposer dans cette langue les techniques d’induction hypnotique conversationnelle que j’avais apprises dans mon propre habitus, celui d’un entendant s’exprimant en langue orale. Mais je ne me suis jamais complètement départi d’une attitude prudente sinon timorée, j’avançais seul dans ma recherche et mon sentiment d’isolement par rapport à cette pratique en milieu sourd me faisait douter de jamais obtenir que nous soyons un jour plus nombreux à nous y confronter, ceci expliquant cela, au moins en partie.
Parallèlement, ma concentration sur les soins de sourds m’avait quelque peu isolé de mes collègues psychiatres de la Pitié-Salpêtrière et je ne m’étais pas rendu compte à mon arrivée dans cet hôpital que l’hypnose était déjà une pratique assez répandue, sous des formes assez diverses, dans plusieurs services, et que même un DU de troisième cycle d’hypnose médicale était proposé aux soignants.
Le jour est donc venu où j’ai pris contact avec l’ARCHE, et c’est ainsi que j’ai reçu la visite de Kévin Finel, lequel m’a rapidement dirigé vers Pierre-Alain Pérez. Mais des lenteurs institutionnelles n’ont pas permis que notre collaboration se mette tout de suite en place et qu’un partenariat entre nos deux institutions se concrétise. Pierre-Alain, lui, ne nous a pas attendus pour prendre des initiatives en direction de la population sourde. Il a ainsi mis en route des ateliers où des séances de transe hypnotique étaient proposées à des sourds se portant volontaires. Il ne s’agissait pas de mener des thérapies, mais d’étudier, je crois pour la première fois pour les membres de l’ARCHE, les processus d’induction hypnotique et la transe de sujets sourds volontaires, dans un cadre qui avait été préalablement bien défini. Pierre-Alain pourrait en parler mieux que moi qui n’ai pas assisté à ces séances, lesquelles avaient lieu dans les locaux de l’ARCHE. Les séances étaient intégralement filmées, avec l’accord des sujets. L’un des obstacles, de taille, était de nature linguistique, entre hypnotiseurs parlant le français oral et sourds s’exprimant en langue des signes. Il fut partiellement levé par la présence d’interprètes ou d’accompagnateurs entendants des volontaires sourds. Les échanges verbaux étaient donc interprétés en début et en fin de séance, plaçant à ce moment l’interprète ou l’accompagnateur en position tierce entre le sujet sourd et l’hypnothérapeute. La transe elle-même se déroulait de manière silencieuse si je me réfère à la sonorité, la communication s’établissant alors sur un mode tactile : contacts entre les mains des participants, points d’ancrage avec un ou plusieurs doigts, etc. La séance terminée, les séquences vidéos étaient visionnées, analysées dans leur déroulement et décrites par écrit. Ces analyses ont permis d’habituer les expérimentateurs entendants au contact des sujets sourds et de favoriser l’empathie en diminuant les facteurs de malaise, parfois partagé d’ailleurs et inévitablement lié à l’étrangeté et à la nouveauté de la situation.
Fort de ces expériences, Pierre-Alain Pérez m’a proposé de franchir un pas en s’associant à des consultations de patients sourds de notre unité, mais dans un but cette fois-ci plus directement thérapeutique. C’est ainsi que nous avons reçu deux patients à intervalles plus ou moins réguliers sur une période de deux ans. La première était une patiente sourde présentant diverses manifestations d’anxiété, l’une surtout survenant dans un contexte particulier : elle avait une phobie du vent. Le moindre souffle d’air provoquait un sentiment de panique en elle et il lui fallait alors se protéger séance tenante en s’isolant de ces mouvements aériens. Le deuxième patient présentait une histoire plus complexe de déracinement ou de défaut d’enracinement, d’isolement relationnel résultant de carences affectives et communicationnelles familiales et sociales, avec des manifestations d’anxiété et de subexcitation logorrhéique, des propos paraissant souvent confus sinon délirants et de grandes difficultés à trouver sa place dans une relation affective ou sexuelle. La première personne a fini par interrompre ses consultations, sa symptomatologie s’était nettement atténuée, tandis que le deuxième patient poursuit encore ses séances qui lui apportent une meilleure stabilité, un ralentissement de son idéation et de son comportement et un apaisement évident tandis que nous avons pu constater une accroissement de son sentiment de sécurité lui permettant une meilleure structuration de son monde intérieur chaotique.
Aujourd’hui je fais plusieurs constats sur la pratique de l’hypnose parmi les sourds.
Tout d’abord, comme nous organisons des échanges réguliers entre les 20 unités de soins des sourds de France, je me suis rendu compte que plusieurs de mes collègues psychiatres ou somaticiens pratiquant la langue de signes avait déjà reçu une formation en hypnose et commençaient à y recourir dans leurs consultations. Pierre-Alain Pérez est venu leur présenter nos travaux de la Salpêtrière lors de nos journées nationales en 2015, et d’autre part il a donné une conférence au succès retentissant à la Cité des sciences et de l’industrie, conférence interprétée en langue des signes pour un public composé essentiellement de sourds, venus en très grand nombre pour s’informer. Mes collègues des unités et moi-même n’avons pas encore organisé entre nous de confrontations spécifiques sur l’hypnothérapie mais le temps est proche où cela se fera.
Le deuxième constat est celui de la diffusion de la pratique de l’hypnose dans le public sourd. Dans l’histoire de l’hypnose comme dans tant d’autres champs qui n’ont rien à voir avec elle, il faut se méfier de réinventer la poudre. Les sourds, c’est vrai, ne recevaient pas, et ne reçoivent pas encore tout à fait, autant d’informations que les entendants dans quantités de domaines. Néanmoins, ils n’ignorent pas complètement, et pas tous, les pratiques hypnotiques et la transe. Il existe un savoir et des pratiques, conscientes ou non, singulières-privées ou collectives, chez les sourds, et il est du plus haut intérêt pour un thérapeute de recueillir les informations qui circulent parmi la population sourde. Il y a des trésors à puiser dans ces savoirs, implicites ou explicites, et cela nous met, nous autres entendants, au parfum des éléments culturels auxquels nous pourrons avoir recours dans une séance pour instaurer une transe. Parmi ces éléments, il est essentiel d’être à l’aise avec le vocabulaire en signes de l’hypnose. Recueillir les signes qui la désignent et qui la décrivent, repérer les pratiques qui ont cours parmi les sourds (le yoga, la méditation, la radiesthésie, la relaxation, le zen, etc.), cela impose de se familiariser avec les images, les métaphores et la gestuelle de l’hypnose en milieu sourd, mais aussi cela nous confronte à la question de la traduction d’une langue vers l’autre. Il n’y a pas de plus belle occasion de discuter d’un concept que de passer par la traduction. Le passage de la langue française vers la langue de signes et de la langue des signes vers le français oblige à revisiter les concepts. Il met en lumière les ambiguïtés des mots et des signes, à commencer par ce fameux mot d’hypnose qui, comme chacun sait, associe étymologiquement la transe au sommeil, dont elle diffère pourtant fondamentalement, en même temps qu’en signes, la plupart des désignations de l’hypnose délaissent complètement l’aspect du sommeil, et bien d’autres aspects encore, pour tout concentrer, quoi de moins étonnant pour un sourd, sur le regard et la vision. Il faut donc bien se garder de croire que l’hypnose, pour les sourds, s’inscrit sur une tabula rasa. Tout un fond de signes, de concepts et de pratiques relatifs à l’hypnose existe bel et bien, le plus souvent ignoré de la plupart des entendants, professionnels ou non.
Une troisième observation concerne la sensorialité des sourds. La communication d’un sourd privilégie ce que l’on appelle communément le canal visuo-gestuel, son organisation sensorielle n’autorisant pas les échanges audio-vocaux. Ainsi, parlant d’écoute, habituellement les sourds font le signe suivant : (pouce et doigts faisant un C ouvert devant l’orbite de l’œil), marquant par là que le dispositif d’écoute, pour eux, est visuel : un sourd écoute avec ses yeux, là où un entendant ferait le même geste devant son oreille.
Mais, quand bien même l’un des systèmes perceptuels, l’audition, fait défaut, les sourds peuvent user de tous les autres systèmes perceptifs (et bien au-delà des quatre autres sens dont nous savons qu’ils sont bien plus nombreux que cela) sur lesquels se met en branle la veille partielle. Mais il y a plus encore : il ne leur manque rien au niveau de ce que d’aucuns nomment la perceptude, ou encore la transmodalité sensorielle, qui, elle, ne reposant pas sur des récepteurs sensoriels spécifiques, autorise la perception globale, ou encore le sentir ensemble, qui définit la veille généralisée, c’est à dire la transe. Contrairement aux entendants qui, eux, lors d’une transe hypnotique, peuvent continuer à entendre (au moins dans certaines conditions), un sourd qui ferme les yeux entrave aussi son canal privilégié de communication, créant ainsi une double privation sensorielle. La poursuite de la communication au cours de la transe impose donc que celle-ci devienne tactile. La communication gestuelle-tactile est d’usage courant pour certains hypnothérapeutes, bien que pas pour tous. Elle est une nécessité incontournable dès lors qu’on s’adresse à un sujet sourd, et, a fortiori, à un sujet sourd-aveugle – je rappellerai ici qu’il existe en France une dizaine de milliers de personnes sourdes-aveugles, ou sourdes-malvoyantes, ou malentendantes-malvoyantes, qui ont toutes la capacité de vivre des états de transe hypnotique et qui, toutes, ont le droit d’avoir accès à l’hypnothérapie. Un immense champ d’investigations s’ouvre donc aux chercheurs et aux praticiens de l’hypnose, et j’espère que des recherches à venir se pencheront en France sur ces terrains peu fréquentés. Je suis heureux de la collaboration entre l’UNISS et l’ARCHE et je souhaite que nous développions ce partenariat naissant.
Je vous remercie de votre attention.

 

 

Notes
1 William J. Matthews and Gail L. Isenberg, Hypnotic Inductions with Deaf and Hearing Subjects – An Initial Comparison : A Brief Communication, The International Journal of Clinical and Experimental Hypnosis, 1992, Vol. XI, N° 1, 7-11.