♦ À l’enseigne de la plume et de la pensée
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Ainsi que les discours, textes de loi ou manifestes le répètent à l’envi au 19ème siècle, l’Institution impériale des sourds-muets de Paris a eu pour mission, depuis sa création, de faire entrer le jeune sourd, considéré comme un « être de nature », dans la sphère de la culture et de la civilisation.
Pour l’homme de ce siècle, cette mission est, dans un même mouvement, en amont l’effacement des origines du sourd par la domestication du sauvage qui est en lui et, en aval, son inscription dans l’univers des valeurs dites éternelles de la famille, du travail, de la loi, de la religion, de la nation, etc. Le sourd serait cette matière informe, cette substance brute que la société se doit de pétrir, dans un rapport d’extériorité absolue, comme le sculpteur censé donner forme du dehors à sa pierre ou le boulanger à son pain.
Le document que nous présentons ici porte sur un aspect particulier de cette tâche de modelage, l’habillement de l’élève sourd. Voici ce qu’écrivait le directeur de l’Institution au ministre de l’intérieur le 5 octobre 1859 :
 
Monsieur le Ministre,
 
La dépêche de Votre Excellence, en date du 23 septembre dernier, relative à l’organisation de l’enseignement dans l’Institution impériale recommande avec raison de se préoccuper de la condition sociale de nos élèves, dont la plupart appartiennent à des familles pauvres ou peu aisées. Elle indique, sans doute, comme un moyen de leur rappeler cette condition, la suppression des broderies et des galons ; elle décide, en outre, que les vêtements des élèves apprentis se rapprocheront de ceux que porte la classe ouvrière.
Ce dernier passage de la dépêche m’autorise à penser que pour cette question comme pour d’autres sur lesquelles j’ai dû fournir des renseignements, Son Excellence n’a pas été complètement éclairée en ce qui touche l’état réel des choses dans l’Institution. Il est probable, en effet, Monsieur le Ministre, que vous n’auriez pas prescrit de rapprocher désormais le costume d’apprentis de celui que porte la classe ouvrière, si vous aviez été informé que, non seulement les élèves des ateliers, mais tous ceux de l’école, quels que soient le rang et la fortune de leur famille, sont uniformément et constamment vêtus, pendant toute la semaine, d’une blouse bleue sans petit gilet dessous et d’un pantalon ; qu’ils ne portent ni bottes ni brodequins, mais des souliers garnis de clous.
Je ne sais pas voir ce qu’il faudrait changer à un pareil costume pour le rendre semblable à celui des classes ouvrières. D’autre part, je ne crois pas qu’il fût convenable de ne le donner qu’aux élèves des ateliers. L’obligation de gagner son pain par un travail manuel ne peut plus être désormais une cause d’infériorité sociale, ayant pour enseigne un costume particulier. L’ouvrier laborieux et rangé, qui gagne assez pour se vêtir comme tout le monde quand il quitte l’atelier est dans son droit en portant des habits entièrement semblables à ceux des gens qui ne travaillent pas. Il y a déjà longtemps que les ouvriers usent de cette faculté et qu’on ne peut plus les reconnaître à l’inspection du costume pendant les jours de repos. La société s’est tellement modifiée depuis la Révolution de 1789 qu’on ne voit plus, ces jours-là, que des paresseux, des ivrognes et des dissipateurs.
Que tous nos élèves, même ceux qui sont riches continuent à porter pendant la semaine le costume des simples ouvriers ; qu’ils soient vus dans ce costume par leurs parents et par les étrangers qui visitent la maison, rien de mieux. Mais les élèves des ateliers et leurs camarades des classes supérieures ou élémentaires sortiront, le dimanche, sous la conduite de leurs maîtres d’étude et des surveillants, je me demande pourquoi on rendrait apparente précisément, ce jour-là, par une différence dans le vêtement, la différence de leur position de fortune. Ai-je besoin de faire remarquer que l’uniforme qu’ils revêtent pour aller en promenade n’appartient pas plus aux uns qu’aux autres ? C’est celui de l’école et je ne sache pas que l’on ait jamais eu l’idée d’assigner aux élèves boursiers des lycées souvent aussi pauvres que nos boursiers sourds-muets un autre costume que celui des élèves payants. Le plus modeste des collèges communaux, le plus obscur des pensionnats a un uniforme qu’il impose à tous ses élèves parce que la coupe, la couleur, les ornements de cet uniforme appartiennent, non l’élève, mais à l’Établissement. Je ne crois pas que personne, en aucun temps, ait vu dans cette similitude de costume le signe d’une égalité de position sociale ou de fortune entre ceux qui le portent. L’École des sourds-muets serait-elle donc en France la seule maison d’éducation privée du droit d’avoir un uniforme que l’on puisse reconnaître à des marques certaines tandis que ce droit n’a jamais été contesté aux plus humbles des pensionnats universitaires. À quoi lui servirait alors, Monsieur le Ministre, l’honneur d’être placé directement sous votre autorité et celui de porter le titre d’Institution impériale ?
Depuis de longues années, la plume et la pensée brodées au collet de nos élèves et le galon qui surmonte la visière de leurs képis ont caractérisé l’uniforme de l’Institution sans le rendre plus riche assurément que celui des simples institutions privées. Permettez-moi d’ajouter que l’on peut conserver ces modestes insignes sans compromettre le but que Votre Excellence s’est proposé, car ce n’est ni la forme ni l’étoffe, plus ou moins commune de leurs vêtements qui feront de nos élèves de véritables ouvriers. Je crois pouvoir affirmer, sans crainte d’être démenti par l’événement, que l’habitude d’un travail sérieux et soutenu, l’amour de la profession qu’ils auront embrassée, les idées d’ordre, d’économie et de probité que nous aurons soin de leur inculquer attendront ce résultat, quel que soit l’habit pour lequel ils quitteront pendant quelques heures seulement une fois par semaine la blouse de l’atelier.
Je sollicite donc très respectueusement, Monsieur le Ministre, non point pour les élèves, qui n’y attachent pas grande importance, mais pour l’Institution impériale, l’autorisation de conserver l’uniforme qu’elle a adopté et gardé jusqu’à ce jour, avec l’assentiment de vos prédécesseurs.
Je vous prie de…
 
Réponse du ministre de l’intérieur au directeur de l’Institution impériale des sourds-muets de Paris, le 20 octobre 1859 :
 
Monsieur le Directeur,
 
D’après les explications contenues dans votre lettre du 5 de ce mois, je n’insiste pas sur l’exécution des mesures prescrites dans ma dépêche du 23 septembre relativement aux modifications à introduire dans le costume des élèves de l’Institution impériale qui restera le même quant à présent.
Recevez, Monsieur le Directeur, l’assurance…
 
Le vêtement n’a pas été perçu d’emblée, dès la création de l’institution, comme un enjeu dans sa stratégie civilisatrice ; il ne s’est constitué comme tel que progressivement, tout au long du 19ème siècle. À la naissance de ce siècle, on ne se préoccupe encore que de parer au plus pressé, c’est-à-dire de vêtir les élèves à moitié nus et déguenillés, pour les protéger du froid et sauvegarder la morale. Aussi tous les élèves sont-ils munis d’un trousseau fourni par l’institution ou par les parents, selon qu’ils sont boursiers de l’Etat ou élèves payants.
Or, à laisser les élèves porter des vêtements civils ou des effets personnels, il persiste une trace de ce qui les relie à leurs origines, singulier accroc à l’opération de « table rase ». Cet inconvénient, justement, sera bientôt supprimé par l’introduction de l’uniforme.
Dans la lettre citée, donc, deux conceptions s‘affrontent : celle du ministre, pour qui l’ordre social doit se lire clairement dans l’habillement des élèves ; celle du directeur, pour qui l’appartenance de classe doit s’estomper derrière l’appartenance à l’Institution. À l’ordre social marqué par les inégalités et les différences, les violences ou les vices de toutes sortes, l’Institution substituera son propre ordre égalitaire et moral, empreint de valeurs reconnues comme l’amour de la profession, l’habitude du travail soutenu, la motivation, l’effort, le sérieux, l’ordre, l’économie, la probité, etc.
Le directeur, désabusé, peut d’ailleurs constater que l’habit, pas plus qu’il ne fait le moine, ne fait l’ouvrier véritable. L’essentiel, pour lui qui écrit en 1859, est que les particularités du sourd, s’effacent derrière cette enveloppe qui marque l’assujettissement de l’élève à l’idéal social dont l’Institution est porteuse – ce même idéal d’abolition des classes que la société tendrait à atteindre depuis que le travail manuel n’est plus considéré comme une cause d’« infériorité sociale ».
Au ministre, qui craint le scandale d’une assimilation du fils de bourgeois au fils d’ouvrier, le directeur répond : là n’est pas le danger ; le vrai scandale, c’est que les sourds, qui n’en ont cure, échappent à la mission civilisatrice de l’Institution, que leur « sauvagerie » resurgisse (sous la forme, comme dans la société, de la paresse, de l’ivrognerie ou de la dissipation).
Terminons rapidement en ajoutant que les choses n’en resteront pas là : là où, dans un premier temps, l’uniforme abolit les inégalités de l’ordre social, le jeu des différences internes propres à l’ordre institutionnel viendra secondairement transformer l’uniforme, par l’introduction de grades, par la désignation, dans chaque classe, de sergents ou de tambours, à côté des simples élèves. L’utopie du remodelage institutionnel du sourd s’affinera ainsi sans cesse. En somme, « ce n’est ni la forme ni l’étoffe, plus ou moins commune de leur vêtement qui feront de nos élèves de véritables ouvriers », mais quand même…

 

(Revue Coup d’Oeil, bulletin sur l’actualité de la Langue des Signes, la communication et la culture sourde, CEMS, École des Hautes Études en Sciences Sociales, 54, Bd Raspail, 75270 Paris cedex 06, supplément n°1 au n°44, janvier février mars 1986.)