♦ L’éducation des sourds est-elle un sacerdoce ?
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Sébastien Chomat est un sourd né en 1818. Ancien élève de l’Institution, il parvient à se hisser au poste de surveillant où il sera connu pour la poigne de fer avec laquelle il fera régner la discipline dans l’établissement. Il n’est pas question, en effet, de laisser croire qu’un sourd est plus indulgent envers ses « compagnons d’infortune » qu’un entendant ; aussi un surveillant sourd représente-t-il pour la direction l’aide le plus précieux, l’auxiliaire le plus adapté pour faire respecter l’ordre et la morale par les élèves.
D’autre part, les places sont chères pour les sourds sur le marché du travail, le directeur ne manque donc pas de moyens de pression pour imposer ses vues à un subordonné récalcitrant. Pour saisir le sens des deux lettres que nous présentons, il faut se rappeler que, depuis Napoléon 1er, le règlement de l’Institution nationale des sourds-muets de Paris impose à certaines catégories de personnel une présence constante à l’intérieur de l’établissement (d’où l’obligation, pour certains, de loger dans l’Institution même), afin de satisfaire le principe sacro-saint de surveillance permanente et généralisée des élèves. Or, cette règle n’est aisément applicable qu’à une seule condition, le célibat du personnel. S’agissant du recrutement de personnel, on comprend que la priorité (quand il ne s’agit pas, comme pour les surveillants, d’une condition sine qua non) ait toujours été accordée aux célibataires. C’est pourquoi le mariage représentait un handicap susceptible de bloquer l’avancement de professeurs, de faire rétrograder un censeur des études à sa fonction antérieure, voire de faire renvoyer un surveillant. Si l’encadrement des élèves s’est progressivement laïcisé depuis l’époque de l’abbé Sicard, la règle du célibat n’en voit pas moins sa pérennité assurée.
On notera (et c’est une référence constante, au 19ème siècle, dans l’évocation des relations entre sourds et entendants au sein de l’Institution) que les rapports hiérarchiques sont conçus sur le modèle des liens familiaux : le directeur est le père de la grande famille des sourds (élèves et enseignants confondus) ; c’est lui qu’on consulte pour une demande en mariage ; on le vouvoie par respect filial alors qu’il tutoie par familiarité paternelle, etc…
Au-delà de la demande de S. Chomat et de la position subjective qui la motive se profile l’affirmation du droit au mariage, une revendication parmi toutes celles qui ne cesseront, tout au long du siècle, de remettre en cause le caractère disciplinaire de l’isolat que constituait l’Institution de la rue Saint-Jacques, et les prétentions totalitaires de gouvernement des âmes sourdes. On regrettera sans doute de ne pas connaître l’issue de cet échange. Peut-être quelque document de l’INJS, non encore consulté, dira-t-il la fin de l’affaire ?…
Lettre de Sébastien Chomat à Monsieur de Lanneau, directeur de l’Institution nationale des sourds-muets de Paris.
Monsieur le Directeur,
J’ai 36 ans, je commence à me faire vieux et je songe qu’il viendra bientôt un âge où je serai seul et où j’aurai besoin de quelqu’un pour rendre ma vieillesse plus heureuse. Dans cette idée, j’ai résolu de me marier. La personne que je recherche est sourde-muette comme moi, elle a l’habitude du travail et gagne sa vie avec facilité, ce ne sera donc pas une charge pour moi.
Je viens vous prier Monsieur le Directeur de vouloir bien m’aider à accomplir le rêve objet de tous mes vœux, vous connaissez mon exactitude à remplir mes devoirs, ma position d’homme marié ne changera rien à mes habitudes, je serai toujours là comme par le passé, le matin je serai présent au lever des élèves et le soir à leur coucher, il n’y aura donc que pendant la nuit que je serai absent. Ma demeure ne sera pas éloignée de l’Institution de manière que je puisse être à l’École au premier appel qui me serait fait.
J’ose espérer, Monsieur le Directeur, que vous ne me refuserez pas ce que je vous demande, la mère de ma future doit venir près de vous recueillir des renseignements sur mon compte, je serais fort heureux si vous voulez bien m’aider des conseils de votre longue expérience dans l’accomplissement de mes projets.
Comptant, Monsieur le Directeur, sur votre bonté habituelle pour moi,
Je suis avec un profond respect
Votre très humble serviteur
(signé) Sébastien Chomat
Paris le 13 septembre 1853.
Note du directeur au bas de cette lettre :
13 septembre. Répondu de suite en lui faisant comprendre la gravité d’un semblable projet dont l’accomplissement serait une renonciation à sa position tout à fait incompatible avec le mariage, le règlement exigeant une présence constante non seulement le jour, mais même la nuit, puisqu’il impose l’obligation aux surveillants de coucher au dortoir.
Appelé sur ce point les plus sérieuses réflexions.
14 septembre. Écrit de nouveau la lettre dont copie jointe :
À Monsieur Chomat,
Dans ta lettre, tu me demandes mon avis sur ton projet et les conseils de mon expérience, je dois te donner aussi ceux de mon vieil attachement et de l’affection sincère que je te porte depuis mon entrée à l’Institution.
Plus j’y pense et plus je trouve ton projet inconsidéré, irréfléchi et contraire à tes intérêts, puisqu’il compromet ton présent et ton avenir.
Il y aurait selon moi folie de ta part à y donner suite et c’est ma conviction au point que dans l’ignorance où je suis de la personne qui a pu te suggérer une semblable idée j’en suis à craindre que ce ne soit un piège où on veut te faire tomber, sachant bien que la position d’homme marié est incompatible avec ton emploi, et qu’alors tu ne sois victime d’un complot dont le but serait de te faire perdre la place !!!
Je sais depuis longtemps que beaucoup d’envieux la convoitent, d’autant plus qu’on sait fort bien que si tu la quittes pour un motif ou pour un autre, ce sera à un parlant que je serai tenu de la donner désormais !
La crainte que je viens de t’exprimer se fortifie encore lorsque je me rappelle que dans les premiers jours des vacances, quelqu’un me demanda ta place pour un protégé, dans le cas où tu la quitterais… Je répondis : il ne la quittera pas ; alors on ajouta : mais s’il se mariait… S’il se mariait, repris-je, il ne pourrait en effet la garder, mais il n’y a pas de danger, il ne se mariera pas !
En effet, je te l’avoue, tu es bien le dernier de la maison auquel j’eusse supposé une pareille idée en tête !… Tu me parles de repos, de bonheur … Sois donc bien persuadé que, dans ta position, tu trouves cela bien plus sûrement que dans le mariage qui, aux yeux de tout homme sensé, comme aux tiens pour peu que tu y réfléchisses, sera incompatible avec ta position, outre qu’aux termes du règlement, il ne peut se concilier, comme je te l’ai écrit hier, avec les devoirs de ton emploi…
Crois-en donc les conseils de ton vieil ami de 15 ans, ce sont ceux d’un père, ne compromets pas par l’acte le plus irréfléchi et en un seul jour la bonne position que tu dois à ton travail et qu’il t’a fallu tant d’années pour conquérir, et s’il doit résulter un peu de chagrin pour toi de la sage résolution que j’attends de ta raison, console-toi en voyant les autres fonctionnaires sourds-muets de l’Institution, MM. Berthier, Lenoir, Allibert, Pélissier, Maloisel, tous plus âgés que toi et tous célibataires… En sont-ils plus malheureux que toi pour cela ? Se croient-ils privés du repos et du bonheur que tu crois si faussement ne trouver que dans le mariage ? Et cependant tous sont dans une position à pouvoir se marier, sans que cet acte ait pour eux, les fatales conséquences qu’il aurait pour toi !…
Quand tu prendras ta retraite, voilà le seul moment opportun du mariage pour toi.
J’ai vu, ce matin, la mère de la demoiselle que tu veux épouser ; je lui ai dit tout le bien que je penses de toi, mais il a été de mon devoir de ne rien lui dissimuler des obligations de ton emploi et de son incompatibilité avec le mariage .
En un mot, je lui ai tenu sur ce point le même langage absolument qu’à toi-même.
(signé) De Lanneau
À l’Institution
14 septembre 53
Article paru dans la revue Coup d’Oeil, bulletin sur l’actualité de la Langue des Signes, la communication et la culture sourde, CEMS, École des Hautes Études en Sciences Sociales, 54, Bd Raspail, 75270 Paris cedex 06, supplément n°1 au n°43, octobre novembre décembre 1985.