♦ Surdité et éthique médicale
Bernard Jeudy, Alexis Karacostas
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Depuis l’Antiquité, l’anatomie de l’oreille est de loin le domaine le mieux connu de l’otologie. Aristote, au quatrième siècle avant J. C., s’attribue la découverte de ce que l’on nomme aujourd’hui la trompe d’Eustache. Empédocle (535-475 av. J. C.) découvre le labyrinthe. Hippocrate (460-356 av. J. C.) décrit le tympan, Oribase (326-403 ap. J. C) successeur de Galien, décrit les nerfs acoustique et facial et entrevoit l’oreille interne.
Mais il faut attendre la Renaissance pour que les anatomistes, bénéficiant de l’autorisation de disséquer des cadavres, affinent leurs connaissances. Les descriptions macroscopiques se font plus précises et s’accompagnent de représentations graphiques détaillées. Ainsi, bien que ses prédécesseurs aient été nombreux du seizième au dix-huitième siècle (Vésale, Eustache, Fallope, Platter, Cardan), Antoine-Marie Valsalva (1666-1723) devient célèbre pour son « Tractatus de Aure Humanae » qui lui vaut d’être considéré comme le fondateur de l’anatomie de l’oreille.
La connaissance de la physiologie et de la pathologie progresse plus lentement. Depis l’Antiquité, on affirmait l’existence d’un lien entre surdité et mutité. Au Moyen-Âge, ce lien paraît moins évident : les deux concepts sont soit confondus (mais cette tendance n’est pas nouvelle), soit radicalement séparés comme deux entités distinctes. On a ainsi longtemps attribué l’origine de la mutité aux organes de la phonation, d’où l’intérêt extrême éveillé, entre autres, par la langue et son frein et, en conséquence, la pratique de la section du frein pour « libérer la parole ». Ce n’est qu’à la fin du Moyen-Âge qu’on recentre sur l’audition les recherches étiologiques de la mutité.
À côté d’observations pittoresques (« Comment les fumeurs font sortir la fumée de leurs oreilles, pourquoi les poissons, qui n’ont pas de limaçon, sont stupides ou pourquoi on entend mieux la bouche ouverte », Le Cat, Traité des sensations et des passions en général et des sens en particulier, 1767), des études plus sérieuses voient le jour. Cardan avait constaté, en 1560, la perception des vibrations sonores par conduction osseuse. En 1704, Valsalva avait imaginé une épreuve de perméabilité de la trompe d’Eustache, qui porte son nom. Le dégagement de ces notions physiologiques essentielles et de bien d’autres encore lève le voile sur de nombreuse confusions, telle que l’assimilation erronée des modes de conduction mécanique et électrique des vibrations sonores. À partir du dix-huitième siècle, la pathologie de l’oreille cesse progressivement d’être un tout et relève de catégories nosologiques différenciées.
Ces découvertes ne vont pas sans leurs applications respectives, au plan palliatif comme au plan curatif. Les techniques palliatives, certes, sont en usage depuis longtemps : Archigène (97-117 après J. C.) qui exerça la médecine successivement sous Domitien Nerva et Trajan est peut-être le premier à avoir fait mention de cornets acoustiques. Pourtant, en 1868, ainsi que l’affirme M. Troeltsch, « les lunettes pour les oreilles restent à découvrir ». Le recours à l’électricité puis à l’électronique pour amplifier le son représente, à partir de la fin du XIXe siècle, le saut qualitatif majeur qui ouvre la voie à la miniaturisation des prothèses.
Les traitements curatifs, eux, ont des effets plus aléatoires et contrastés. Ainsi, le cathétérisme de la trompe d’Eustache, c’est-à-dire l’introduction dans la trompe d’un tube, est lancé en 1724 par Guyot, maître de postes à Versailles. Il sert (surtout) à injecter les liquides les plus variés, et les échecs sont nombreux et souvent fatals.
De même, on pratique des trépanations de la mastoïde. La première mastoïdectomie a lieu en 1736, tentée par Petit. Cooper, en 1801, préconise les paracentèses dans les dysfonctionnements de la trompe d’Eustache.
Ces interventions ne font pas encore l’objet d’indications précises et leurs suites sont souvent catastrophiques. Pour légitimer ces expériences, qui mènent parfois à d’authentiques connaissances scientifiques mais souvent au prix de risques excessifs, certains médecins s’attribuent la gloire de guérisons de la surdité. Au XIXe siècle, la médecine et la physiologie semblent prendre la relève de la religion dans l’accomplissement de miracles. Alors que la première école française naît et se développe grâce à Jean-Marc-Gaspard Itard (premier officier de santé attaché à l’Institution nationale des sourds-muets de Paris et premier otologiste spécialisé), les expériences médicales les plus audacieuses sont relatées comme aboutissant souvent à des guérisons totales et miraculeuses. Les traitements acharnés et souvent destructeurs vont de pair avec l’affirmation triomphaliste de résultats positifs.
En 1821, Itard cite les traitements suivants dans le domaine de l’otologie : les purgatifs, l’application de fonticules sur la mastoïde pour provoquer la transpiration de la tête, les injections irritantes dans la trompe d’Eustache, les vomitifs, les préparations prurigineuses et amères, les frictions sèches de la tête, les vaporisations d’éther dans le conduit auditif externe, les sétons, les moxas, les cautérisations mastoïdiennes, les emplâtres vésicatoires, la perforation de la membrane tympanique avec injection d’eau tiède…
L’enjeu de ces manipulations est de démontrer la curabilité de la surdité et même, pourquoi pas, de la surdi-mutité. Pour Nicolas Deleau, par exemple, la curabilité dépend de la perméabilité ou non de la trompe d’Eustache.
Mais ces confusions nosologiques n’arrêtent pas les esprits triomphants. Des protestations s’élèvent de sourds et d’entendants, d’enseignants et de médecins contre les expérimentations aux conséquences irréversibles. Ainsi Prosper Ménière (1799-1862), médecin-chef de l’Institution parisienne où il succède au Dr Itard en 1838, critique-t-il en 1853 devant l’Académie de médecine un célèbre confrère qui a osé « appliquer une couronne de trépan sur le crâne d’une jeune fille qui est en ce moment au nombre des élèves de notre maison. Par cette ouverture, l’enfant devait percevoir les sons, l’enfant devait entendre… l’enfant n’entend pas, ou du moins elle est toujours sourde-muette et nous faisons en sorte de protéger sa tête contre les chocs extérieurs qui pourraient facilement la tuer ».
Il révèle même, en 1860, l’état physique déplorable des élèves de l’Institution de Paris : « Eh bien ! chez ces pauvres enfants, on avait eu recours sans motif valable, à des cautérisations violentes, à des applications de moxas laissant au pourtour de l’organe des cicatrices profondes ; on avait labouré la nuque avec des sétons, on avait couvert le dos et le bras de larges vésicatoires ; en un mot, on avait torturé ces infortunés, sous le vain prétexte qu’il faut faire quelque chose, que l’on ne sait pas ce qui peut arriver, que certaines tentatives (je voudrais que l’on me dît lesquelles ?) ont réussi quelquefois ».
Pour lui, la conclusion est ferme et sans appel : « On n’a jamais guéri de sourds-muets, la possibilité de cette guérison doit être reléguée au nombre des desiderata les plus incertains de la science. L’éducation auriculaire des sourds-muets doit être considérée comme impraticable ; elle ne pourrait réussir que chez un individu guéri de la surdi-mutité (…) L’Académie de médecine devrait fermer sa porte à toute communication relative à la guérison de la surdi-mutité comme l’Académie des sciences a fermé la sienne au mouvement perpétuel et à la quadrature du cercle ».
Malgré ces protestations, on retrouve jusqu’à nos jours, régulièrement affirmée, l’idée que la surdi-mutité est guérissable, que seuls quelques obstacles secondaires demeurent mais seront prochainement levés, ou que la curabilité est vérifiable par la pratique courante.
L’idée que la surdité profonde et précoce puisse être un état stable, non modifiable et définitif est demeurée longtemps (et demeure encore) insupportable dans l’esprit de certains, et particulièrement de certains médecins qui voient dans la surdité une circonstance pathologique et non un élément central de l’identité individuelle et sociale de la personne sourde. Aussi n’est-il pas étonnant que des médecins souscrivent, depuis la fin du XIXe siècle à l’idéologie de l’éradication totale de la surdité, que ce soit par l’adhésion aux idéaux eugénistes et racistes à la théorie de la dégénérescence (où l’objectif affirmé est de rayer la surdité héréditaire de la surface du globe), par la mise en œuvre d’expériences controversées sur le plan éthique (comme, de nos jours, la pose d’implants cochléaires) ou par la participation à une pédagogie oraliste fondée sur la négation de la langue des signes. Ces engagements idéologiques sont indépendants de la valeur scientifique de l’action des praticiens concernés, mais ils contribuent tous à un degré ou à un autre à la négation de la personne sourde dans son identité individuelle, linguistique, culturelle et historique.

(Article paru dans « Le pouvoir des signes », ouvrage collectif sous la direction de Lysiane Couturier, édité par l’Institut national de jeunes sourds de Paris, Paris décembre 1989).