♦ Intervention en réunion
du service de génétique médicale et clinique
(Hôpital La Pitié-Salpêtrière, 20 février 2006)
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L’UNISS a vu le jour en 1995, son démarrage officiel date de 1996. Depuis, son effectif et ses moyens ont été augmenté, l’équipe comporte théoriquement 16 personnes parmi lesquelles 4 sont sourdes (explication).
La situation de l’UNISS s’est révélée tellement exemplaire que le gouvernement a décidé de créer dix puis douze pôles identiques (explication).
En quoi ces pôles sont-ils originaux ?
Tout d’abord, l’UNISS s’inscrit dans la lignée des services qui ont reconnu l’importance fondamentale, dans tout acte de soin, du partage d’une même langue entre le patient et le soignant. Je pense à tous ces services qui, depuis longtemps déjà, font appel à un interprète quand un médecin entreprend de soigner un étranger. Comprendre le patient et se faire comprendre de lui est une exigence fondamentale de tout acte de soin, une règle déontologique dont le non respect constitue une faute, sur le plan médical comme sur le plan éthique, et une faute génératrice de souffrance et donc de iatrogénie et qui contrevient à la règle du primum non nocere. Or le problème essentiel que pose la communication entre sourds et entendants est que pour les sourds, la communication est essentiellement visuelle-gestuelle alors que pour l’entendant elle est auditive-orale. Même dans le cas de patients sourds ne pratiquant pas la langue des signes, la communication passe par la vue et s’accompagne de gestes (mouvement des lèvres qu’il faut lire et/ou LPC). Donc l’UNISS a répondu à cette exigence d’une communication adaptée en mettant à la disposition des patients sourds dont la première langue est la LSF 1) des soignants « signeurs », 2) des interprètes langue des signes/français lors des consultations avec des médecins non-signeurs, 3) des professionnels sourds eux-mêmes capables d’accueillir les patients dans leur langue et partageant leur condition. Le résultat est que notre activité professionnelle se déroule quotidiennement dans une langue étrangère que nous maîtrisons tous peu ou prou et que nous ne cessons d’améliorer grâce à nos échanges avec les patients, à nos échanges entre soignants et grâce à des formations complémentaires que nous organisons plusieurs fois par an. Nos réunions et nos staffs se déroulent donc en langue de signes, sauf quand des visiteurs non-signeurs y participent, auquel cas nous faisons appel à des interprètes extérieurs à notre unité.
Le second point sur lequel je voudrais attirer votre attention est celui des professionnels sourds. Pour la première fois dans l’histoire du handicap en France, un service de soins médicaux a embauché des professionnels sourds pour soigner des usagers sourds. Cette dimension est véritablement une innovation. Que des entendants bienveillants et philanthropes s’occupent de sourds, rien que, somme toute, de bien traditionnel. Il s’est toujours agi pour les sourds de fournir les efforts nécessaires pour s’adapter aux normes entendantes. Mais que des entendants fassent le nécessaire pour changer l’institution afin de la rendre plus accueillante et qu’en plus les sourds deviennent leurs collaborateurs et sur un pied d’égalité, voilà qui ne s’était jamais vu et qui achève de renverser la tendance : les sourds ne sont pas seulement un objet d’étude et de soins mais des partenaires.
Je voudrais en troisième lieu souligner une autre dimension, tout aussi fondamentale, de la petite révolution constituée par l’apparition des pôles de soins pour sourds. Deux directions, deux perspectives  s’offrent en effet aux soignants : soigner la surdité ou soigner les maladies des sourds.
Soigner la surdité, c’est faire en sorte que les sourds entendent, ou du moins entendent moins mal. Cela ne peut se faire que si, d’une part, il y a une demande de traitement de la surdité (qu’elle vienne des patients eux-mêmes ou qu’elle vienne des parents d’enfants sourds), et que si, d’autre part, sont mis en place des soins appropriés, ORL et apparentés, visant autant que faire se peut à rétablir l’audition et à annuler les effets du déficit auditif sur la parole. Dans cette perspective dite « réparatrice », le soignant ne peut intervenir qu’en faisant de la surdité un mal ou une maladie, une tare à éliminer, en l’assimilant à une négativité qu’il faut effacer, et donc en faisant du sourd un malade à traiter.
Tout autre est la perspective de soigner les maladies des sourds : ici, les soignants accueillent les sourds tels qu’ils sont, non pour en faire des entendants mais pour leur permettre d’avoir accès aux mêmes soins que les entendants, quand ils sont malades dans leur corps ou dans leur esprit. L’ouverture de l’UNISS a permis de mettre en évidence l’énorme décalage qui existait entre les soins fournis aux entendants et ceux auxquels les sourds avaient accès. Erreurs de diagnostics, erreurs de prescription de traitement, mauvaise observance des traitements par les patients faute de compréhension étaient le lot commun des sourds. Notre objectif est donc de ne pas poser d’a priori idéologique sur la manière dont un patient sourd doit être ou ne pas être, se comporter ou ne pas se comporter. Si des sourds s’expriment en langue de signes, et ils sont légions, nous avons le devoir de les accueillir dans leur langue, ce n’est pas à nous de choisir et de leur imposer une façon d’être. Il va de soi qu’un patient qui ne signe pas devra être reçu en langue orale même si les malentendus risquent d’être plus nombreux. Dans cette perspective, la surdité est une singularité culturelle, un mode de vie, une manière d’être, bref une donnée incontournable avec laquelle les sourds ont appris à vivre et qu’ils nous invitent, nous entendants, à partager.
Mais revenons à la perspective réparatrice. En tentant d’éliminer la surdité, que font réellement les médecins ? Je crois qu’il faut ici distinguer deux aspects de la question. Par l’appareillage prothétique, par les implants cochléaires, les ORL et collaborateurs (psychologues, orthophonistes, audiophonologistes etc.) visent à réduire un déficit organique. On conçoit aisément que des devenus tardivement sourds, qui entendaient et qui n’entendent plus, qui savent bien ce qu’est d’avoir entendu parce qu’ils ont bâti naturellement leur vie en y intégrant l’audition, soient particulièrement demandeurs de tels soins. Mais pour les sourds de naissance qui ont appris à vivre avec la langue des signes, qui ont grandi dans un environnement où la surdité ne fait pas peur et n’est pas honteuse, qui ont des amis sourds et souvent un conjoint ou une conjointe sourde, voire des enfants sourds, la surdité n’est pas qu’une affaire d’oreille. Je dirais même : l’oreille est le dernier de leur souci. Et l’on conçoit aisément que les diverses thérapeutiques proposées puissent susciter une opposition farouche de leur part parce qu’elle remet en cause leur identité. Un peu comme si on proposait un jour à un Noir, qui a vécu dans sa condition de Noir, de devenir blanc, ou à un homme de devenir femme. En proposant aux sourds de réparer leur oreille, les adeptes de la réparation ne font pas que réduire la surdité. Ils remettent en cause l’identité des individus, parfois s’en même s’en rendre compte. Un exemple : Mme Boisseau, secrétaire d’Etat aux personnes handicapées, inaugurait un jour le Café Signes, un café de Paris géré par un CAT accueillant des sourds avec handicaps associés. Devant un foule très nombreuse composée essentiellement de sourds accourus pour saluer cet événement unique en son genre, et par l’entremise d’un interprète en langue des signes, Mme Boisseau a annoncé fièrement, en substance (je cite de mémoire): « réjouissez-vous, demain, grâce aux mesures prises par le gouvernement en faveur du dépistage précoce de la surdité et du traitement précoce par les implants cochléaires, la prévention de la surdité va faire d’énormes progrès ! » C’est-à-dire, en deux mots, réjouissez-vous comme nous, entendants, demain il n’y aura plus de sourds. Vous pouvez imaginer l’effet de ce type de discours sur des personnes dont la vie entière s’est construite autour de la surdité ! Il n’est pas venu une seule seconde à l’esprit de cette dame, qui voyait dans la surdité un fléau, que les sourds se réjouissaient de la création d’un café signes dont l’existence n’aurait aucun sens s’ils venaient à disparaître.
Cela posé, une objection ne manquera pas d’apparaître : « Vous dites que la surdité est une culture. Soit. Mais elle n’existe que parce que des sourds adultes existent et la font vivre. Si demain, les progrès thérapeutiques viennent à éradiquer la surdité dès le plus jeune âge, il n’y aura nulle nécessité ou possibilité de culture sourde, les sourds disparaîtront en rejoignant le lot commun de l’humanité ». Cette objection est recevable sur un plan théorique. Je tenterai d’y répondre en indiquant quelques arguments qui me font croire qu’en pratique, elle ne résiste pas à un examen sérieux. Il me faut passer par le rappel de certains éléments qui relèvent de l’histoire des sourds.
Tout d’abord, il me faut souligner la distance extrême qui existe traditionnellement entre le monde de la réparation de la surdité (ORL, etc.) et la culture sourde. Le monde de la médecine ignore à peu près tout du mode de vie et des besoins des sourds. Ce monde pense avoir réglé le problème en croyant que les sourds n’aspirent qu’à entendre. L’ignorance des besoins des sourds est donc le fruit non seulement d’une lacune de savoir, mais d’une dénégation, d’un déni dont on peut mesurer les effets tous les jours. Ce déni est la force motrice de l’idéologie dite « oraliste ». Nos sociétés ont longtemps refusé de reconnaître que les sourds ont une langue qui fait partie du patrimoine culturel de l’humanité. Cette attitude de refus et de dénégation est maintenant moins unanime, on peut le constater par la présence aujourd’hui plus affichée de la langue de signes dans de nombreux lieux de la vie quotidienne. On peut aussi signaler le fait qu’elle est considérée par des universitaires de France et de nombreux pays dans le monde comme un objet d’étude et de recherche d’un très grand intérêt. La création de l’UNISS est aussi le résultat de ce changement de mentalités. Cette reconnaissance a grandement facilité l’ouverture en direction d’une plus grande l’accessibilité (des lieux publics, des fonctions, des services, des institutions, etc.).
L’idéologie oraliste n’est pas que le choix d’une option en faveur de l’oral. Elle veut imposer un mode de vie entendant aux sourds (une seule langue, la langue orale, et une seule perspective, devenir aussi entendant que possible). Cette tendance existe depuis longtemps et ses tenants ont toujours fait miroiter l’espoir d’une « guérison » et d’une disparition du « fléau » et à laquelle chaque découverte ou avancée scientifique redonne des forces. L’histoire de la médecine des 19ème et 20ème siècles est ponctuée par ces cris de joie des médecins, relayés par la presse qui s’enthousiasme encore plus vite qu’eux, lorsqu’apparaissent des techniques chirurgicales innovantes (du cathétérisme de la trompe d’Eustache aux implants cochléaires et bulbaires), des prothèses auditives plus performantes (mécaniques puis électriques, analogiques puis numériques). Le moins qu’on puisse dire, c’est que malgré ces communiqués de victoire, jusqu’aujourd’hui la surdité n’a pas disparu, le bien-être individuel et social des sourds (et, partant, la politique d’accessibilité qui y mène) sont toujours des objectifs d’actualité. Il faut être clairs : on peut soigner la surdité, et même prévenir son apparition. Mais il faut se garder de toute attitude discriminatoire à l’égard de la population sourde. Demain, on rasera peut-être gratis, mais en attendant dans le présent les sourds sont toujours là et demandent qu’on les prenne en considération. En s’inscrivant dans la perspective de réduire la surdité, les « réparateurs », qu’ils en soient conscients ou non, franchissent souvent un pas qui consiste à devenir les croisés de la disparition de la surdité. Non contents de soigner la surdité, ils prônent le refus de toute mesure susceptible de faire une place à part entière aux sourds et à la langue de signes : leur attitude consiste à ne jamais prendre en compte l’avis et les positions des sourds signeurs, ils prétendent que l’acquisition de la langue des signes empêche celle de la langue orale, ils luttent pour la suppression de tous les programmes d’éducation bilingue, et mènent des campagnes en faveur des implants cochléaires au détriment de tout autre mesure. Il suffit de regarder de nombreux sites Internet pour s’en persuader. Parallèlement, tout débat médical et éthique sur l’implant cochléaire est gommé. Inutiles, les débats sur la possibilité de vivre autrement qu’implanté, minimisés les risques, les accidents graves et les échecs des implants, tus les effets iatrogènes du dépistage précoce de la surdité. En revanche, toute mesure qui fait miroiter la disparition prochaine de la surdité est diffusée à grands renforts de publicité, faisant passer à la trappe toute autre solution qui ne concorderait pas avec ces objectifs.
Comment peut-on alors contester le bien-fondé du dépistage précoce ? Comment peut-on souhaiter une autre voie que la réhabilitation de l’audition de son enfant ?
Il me suffira de citer qu’en Suède, la très grande majorité des enfants est implantée précocement. Mais la condition de la pose d’un implant est l’apprentissage de la langue des signes, par l’enfant et par sa famille. Non seulement la langue des signes n’entre pas en contradiction avec la technique de l’implant, mais elle garantit que l’enfant entrera en communication visuelle-gestuelle avec son entourage quels que soient les résultats de l’implant. En France, on entend souvent les ORL souligner que l’implant ne rend pas entendant, les enfants restant sourds quand ils enlèvent leur appareil. Pourtant, il ne leur vient pas à l’idée de tirer toutes les conclusions de cette remarque et de s’engager résolument dans le bilinguisme LSF/français et la politique d’accessibilité.
Je voudrais en venir maintenant à la génétique, sujet qui évidemment vous concerne plus directement. Depuis la deuxième moitié du 19ème siècle, la génétique s’est inscrite dans le paysage de la surdité. Et, tout naturellement, elle s’est inscrite sur les deux versants du débat. Bref rappel historique sur ces deux aspects.
En 1883, Graham Bell, connu pour être l’inventeur du téléphone et dont la sœur et la femme étaient sourdes, prononce à l’Académie des Sciences des États-Unis un discours dont le titre est tout un programme : Mémoire sur la formation d’une variété sourde de la race humaine. Il prétend éviter la constitution d’une variété sourde de la race humaine par des considérations fondées sur la génétique en préconisant des mesures qui tendraient à empêcher les sourds de se reproduire entre eux. Pour cela, il faut selon lui éviter qu’ils se rencontrent, du plus jeune âge à l’âge le plus avancé, d’où : politique d’intégration scolaire (pas plus d’un élève sourd par classe d’entendants), refus des mariages entre sourds, fermeture des clubs et associations de toutes sortes, interdiction de la presse sourde, etc. À ce moment de l’histoire où les manipulations génétiques n’ont pas encore cours, il préconise des mesures sociales gravement discriminatoires.
À la même période (1880), à Milan, en Italie, un congrès international mais essentiellement franco-italien réunissant enseignants de sourds et des représentants de ministères de l’éducation et de la santé prend la décision d’interdire définitivement la langue des signes dans tous les lieux d’enseignement des sourds. En France, cette mesure sera appliquée sans faille et durera… jusqu’en 1976, date à laquelle une circulaire lève l’interdiction – sans pour autant donner encore une place quelconque à la langue de signes dans l’enseignement.
Je ne pourrai pas m’étendre sur la description des tendances qui traversent l’eugénisme en matière de surdité. Je rappellerai que la politique nazie, dès 1933, a prescrit la disparition de la surdité par des mesures autrement plus radicales que celle de Graham Bell : campagnes de stérilisation de masse, puis élimination des sourds dans des camps.
Si je cite ces exemples particulièrement saillants des politiques oralistes de négation de la surdité, c’est pour rappeler que les généticiens doivent aussi prendre position par rapport aux questions médicales et éthiques relatives à la surdité, et j’espère qu’ils sauront faire la différence entre l’attitude qui consiste à répondre favorablement à une demande de réparation et celle, totalitaire, qui glisse de la demande éclairée et volontaire du patient ou de ses parents et du droit de choisir, à l’imposition d’un prêt-à-penser systématique (le dépistage obligatoire, l’implant pour tout le monde, la disparition de la surdité, la lutte contre toutes les options contraires à cette politique, etc.).
La découverte de la connexine 26, la possibilité d’un dépistage anté-natal et de l’interruption de grossesse pour suspicion de surdité, le dépistage précoce de la surdité, la prétention d’avoir découvert « le » traitement de la surdité (les implants), autant d’éléments qui dessinent une plus grande mainmise de la médecine sur les choix de vie des individus, qui lui attribuent un peu plus le statut de malade, qui poussent à négliger la possibilité de choisir d’autres voies et qui renforcent ce que Foucault a pu décrire comme le bio-pouvoir. Il n’est pas indifférent que les médecins se joignent aux professionnels sourds pour pratiquer le conseil génétique et réduisent la distance qui les dépare du monde des sourds, il n’est pas indifférent de respecter vraiment (et pas seulement de manière formelle) la liberté des parents de choisir l’éducation de leurs enfants, sans les culpabiliser s’ils n’optent pas pour le « traitement » médical  de la surdité, il n’est pas indifférent de réfléchir aux dispositifs qui permettraient de réduire les effets iatrogènes de l’annonce du diagnostic et du dépistage précoce ou anté-natal, il n’est pas inutile de rappeler que des parents entendants informés d’un diagnostic anté-natal de présence de connexine 26 peuvent souhaiter néanmoins la poursuite de la grossesse.
(Texte inédit)