♦ Notes de lecture :
« Les Sourds existent-ils ? » Textes réunis et présentés par Andrea Benvenuto,
Bernard Mottez, L’Harmattan, Paris (2006), 388 p.
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L’œuvre de Bernard Mottez, sociologue et directeur de recherches au Centre d’étude de mouvements sociaux (EHESS), couvre la deuxième moitié du XXe siècle. Mottez était parti de travaux sur la sociologie industrielle mais ce n’est qu’à partir des années 1970 qu’il s’est intéressé aux facteurs d’exclusion et de désaffiliation comme l’alcoolisme, le statut de travailleur immigré ou les handicaps (débilité, cécité), avant de se consacrer exclusivement à la condition des sourds.
Les Sourds existent-ils ? est un recueil de textes choisis parmi un ensemble beaucoup plus vaste d’articles, de livres, de rapports, de communications et d’essais dont Andrea Benvenuto a fait la recension la plus complète possible et qui se trouvent ainsi rassemblés pour la première fois dans une publication. Textes dispersés dans le temps et dans l’espace et dont la réunion montre la grande cohérence sans jamais donner l’impression de verser dans le dogmatisme : la pensée de Bernard Mottez s’étend dans de multiples directions comme une élaboration sociologique continuelle sur les marges de la linguistique, de l’éducation, de l’anthropologie, de la philosophie, de la politique, faite de réflexions à partir d’expériences vécues sur le terrain et au contact des sourds et du monde qui les entoure (famille, communauté et professionnels).
Outre une substantielle préface, Andrea Benvenuto a rédigé une notice biographique et une bibliographie de l’oeuvre de Bernard Mottez, qui permettra au lecteur de se reporter aux articles et ouvrages qui n’ont pu être présentés.
Bernard Mottez a observé et accompagné pendant une trentaine d’années le mouvement qu’il est maintenant courant de nommer « le Réveil sourd », auquel il a proposé nombre d’outils conceptuels et d’analyses. Il est impossible de résumer cette pensée en quelques lignes et c’est pourquoi Andrea Benvenuto a raison de dire que, plus que jamais, il faut lire l’œuvre de Bernard Mottez. Je m’en tiendrai ici à souligner quelques aspects qui me paraissent essentiels.
Trois idées au moins, soutenues par Mottez et dont on peut suivre le cheminement à travers les articles, ont eu un immense retentissement parmi les partisans du Réveil sourd et bien au-delà. La première c’est que la surdité est un rapport, en ce sens qu’elle affecte autant le sourd que l’entendant dans leur relation mutuelle de communication. Comme tous les handicaps, la surdité est partagée par les acteurs en présence. D’où, deuxième idée, la distinction qu’il faut opérer avec l’infirmité : cette dernière désigne l’ organe déficient et centre sa perspective sur l’individu qui en est porteur, au contraire du handicap qui est une relation dans laquelle tout être, infirme ou non, peut jouer un rôle. Il convient donc de reconnaître pleinement l’orientation que l’on choisit lorsqu’on est concerné par la surdité : l’ engagement dans la voie de la lutte contre l’infirmité – celle, par exemple, des médecins et professionnels paramédicaux qui tentent de réhabiliter l’audition et la parole orale – ou dans celle d’une réduction du handicap, affaire éminemment relationnelle, sociale et finalement citoyenne puisque, à infirmité constante, les êtres sont plus ou moins handicapés selon le niveau de discrimination dont ils font l’objet. En somme, il s’agit de lutter contre la surdité ou de combattre pour les sourds. D’où, troisième idée, la définition fondamentale que propose Mottez du handicap (p. 38), qui va plus loin, comme le souligne Andrea Benvenuto, que celle proposée par Philipp Wood en 1980 : le handicap est défini par « l’ensemble des lieux et des rôles sociaux desquels un individu ou une catégorie d’individus se trouvent exclus en raison d’une déficience physique ». De ces positions fécondes, parues en 1977 dans un texte-clé intitulé À s’obstiner contre les déficiences on augmente souvent le handicap. L’exemple des sourds, découle une série de descriptions et d’analyses portant sur l’expérience quotidienne de la surdité et en particulier sur les enjeux des controverses autour de la langue des signes.
S’ouvrir à la surdité, selon Mottez, exige de l’accueillir, et c’est par le texte intitulé Accueillir la surdité qu’Andrea Benvenuto a choisi d’inviter le lecteur à connaître Mottez. Texte lumineux, où le sociologue expose ses préférences méthodologiques et surtout son goût de la monstration plutôt que de l’explication. L’accueil de la surdité ne peut être réalisé que sur fond de lutte contre le déni. L’expérience du déni. Bernard Mottez et le monde des sourds en débats, tel était le titre d’une journée d’étude consacrée au chercheur en 1997 et qui a fait l’objet d’une publication collective (sous la direction de Pascale Gruson et Renaud Dulong. Éditions de la Maison des sciences de l’homme, Paris, 1999). On retrouve, en effet, le déni à tous les étages de l’expérience de la surdité : rejet des sourds dans la négativité du manque ou du déficit (d’audition, d’intelligence, de pensée abstraite, de moralité) par de nombreux courants de pensée au sein desquels certaine médecine et certaine pédagogie sont en première ligne ; rejet sous toutes les formes de la langue des signes ; déni de droits jusques et y compris celui d’exister (appel de Graham Bell en 1883 à des mesures répressives pour éviter la constitution d’une « variété sourde de la race humaine », lois nazies de 1933 en faveur de la stérilisation puis de l’élimination physique des sourds). Ces tendances ont jalonné et continuent encore de marquer, sous des formes heureusement moins radicales mais non moins agissantes, l’histoire et la vie actuelle des sourds.
Mottez montre ainsi que les sourds ne souffrent pas de ne pas entendre mais bien de ne pas être entendus. Il décrit les multiples aspects de la discrimination dans la vie de tous les jours mais il en est un qui retient particulièrement son attention, celui qui concerne la nomination. Le foisonnement des termes par lesquels les sourds ont été désignés selon les époques est à mettre en regard du peu de termes que les sourds ont utilisés pour se désigner eux-mêmes. Cette variété de désignations renvoie aux diverses positions idéologiques et politiques vis-à-vis des sourds mais aboutissent toutes à la même conclusion. Il s’agirait en somme de tout faire pour oublier, bannir ou effacer la surdité en l’inscrivant dans une perspective de réparation et donc de disparition à venir. Surnommer revient à vouer à l’inexistence celui qui n’a pas de nom défini. « Le plus important, en effet, écrit Mottez (p.92), n’est pas le nom qui sert à désigner les personnes. C’est qu’il en existe un pour les désigner. L’absence de nom a toujours de fâcheuses conséquences ». Et il en va ainsi de nombreux autres aspects de l’existence des sourds : « Les Sourds ont-ils une âme ? Les Sourds ont-ils la notion du bien et du mal ? Les Sourds se comprennent-ils entre eux ? Les Sourds ont-ils accès à l’abstraction ? La langue des signes est-elle une vraie langue ? Les Sourds ont-ils un inconscient ? La Culture sourde existe-t-elle ? On ne leur fait, par avance, crédit sur rien. Les Sourds doivent tout prouver » (p. 93–94). Accueillir la surdité s’inscrit, à tout point de vue, dans un combat incessant contre les forces du déni.
« En clair, les uns inscrivent leurs rêves et leurs projets très exactement là où les autres en appellent au réalisme, ou en d’autres termes, là où les uns parlent à l’optatif ou à l’impératif, les autres parlent à l’indicatif, et réciproquement. La surdité en l’occurrence serait un problème de grammaire. . . » (p. 31).
 
 Il n’y a peut-être pas lieu d’accorder une importance exagérée à un détail. Je ne résiste pas au désir de le signaler après avoir tant insisté sur la lutte pour l’existence et les enjeux de la nomination. En lisant ce recueil, on ne manquera pas d’apprécier le style savoureux et alerte de Mottez et on ne sera pas étonné d’apprendre qu’il était passionné de littérature. En 1971, il a composé un poème (inédit mais cité dans la bibliographie) truffé de néologismes et de mots-valises de son cru – dans une langue, pour tout dire, aussi inouïe que la langue des signes – et qui s’intitule. . . L’étangUne question peut être adressée à Andrea Benvenuto: faisant suite à cet ouvrage, d’autres textes pourraient-ils être publiés ?

 

(Pour citer cet article : Karacostas, A., Notes de lecture, ALTER, Revue européenne de recherche sur le handicap (2008), publiée par Elsevier Masson SAS pour l’Association ALTER, doi:10.1016/j.alter.2008.03.005)