♦ On liquide. L’Institution de Paris
après les décisions du Congrès de Milan
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Les décisions adoptées par les participants du congrès de Milan en 1880 sont appliquées avec une relative lenteur, mais elles le sont tout de même, et d’une manière impitoyablement systématique. L’objectif stratégique, on le sait, a été clairement défini : il s’agit d’éliminer la langue des signes et d’imposer un oralisme intégral. Il ne reste plus qu’à élaborer une tactique qui ne heurte pas les acteurs de front et ne suscite que les résistances les plus faibles lors de la réalisation du projet.
Les documents manuscrits extraits du fonds de l’Institut national de jeunes sourds de Paris, qui suivent, illustrent l’aspect systématique de cette chasse aux sorcières. L’éradication de la langue des signes doit être totale. Ainsi, les élèves qui ont recours à elle sont amenés à l’abandonner grâce à un savant dosage d’émulation et de répression (doc. 1). Mais ce ne sont encore que de petits moyens : le mal doit être combattu à sa source. Pour éviter toute « contagion », il convient d’éliminer les élèves qui ont reçu l’enseignement par la mimique et de les disperser afin de prévenir les survivances de cette pratique collective (doc. 2). Enfin, les professeurs par la mimique sont contraints en deux temps de cesser l’exercice de leurs fonctions : les professeurs sourds disparaissent les premiers, bientôt suivis par les professeurs entendants. Le document 3 ne concerne que le renvoi des professeurs sourds : nous invitons les lecteurs à se reporter au n°11 de Coup d’œil (avril-mai 1978) ainsi qu’au Bulletin d’Audiophonologie (1977, n°5) où le cas des professeurs entendants est évoqué par René Bernard.
Notons enfin que la bonne conscience du directeur est totale : si l’on compare la teneur de cette correspondance « privée » avec le ministre de l’intérieur, à celle du discours à caractère public, qu’il tient en août 1887 (soit moins de deux mois après la rédaction du document 3) (cf. le numéro cité plus haut de Coup d’œil), on remarque l’absence de double langage : il est entendu que la suppression de la mimique est faite au nom du progrès et que tous, sourds et entendants, doivent au même titre en prendre conscience.

 

Document 1

 

Ministère de l’intérieur
Direction du secrétariat et de la comptabilité
Secrétariat
4ème Bureau
(Lettre enregistrée sous le numéro 673, adressée à Monsieur le Directeur de l’INSMP)
Paris, le 11 mai 1882
Monsieur le Directeur, vous m’avez informé le 3 de ce mois, que les élèves de l’Institution nationale appartenant aux classes de méthode orale font, en dehors des heures de travail, un emploi exagéré du langage des signes et, pour réprimer cet abus, vous m’avez demandé l’autorisation de priver de dessert le dimanche ou le jeudi, les enfants coupables d’emploi de la mimique et de récompenser, chaque semaine, par l’allocation d’une récompense pécuniaire de deux trois sous ceux qui auraient su résister à la contagion.
Je vous accorde cette autorisation.
Recevez, monsieur le Directeur, l’assurance de ma considération très distinguée.
Pour le Ministre,
Le sous-secrétaire d’Etat,
(signature)

 

Document 2

 

République française
Ministère de l’intérieur
Direction de l’assistance publique
1er Bureau
(Lettre adressée à Monsieur le Directeur de l’INSMP)
Paris, le 24 juin 1887
Monsieur le Directeur, mon prédécesseur n’avait pas cru devoir statuer sur la proposition que, comme conséquence de la réforme des méthodes d’instruction, vous lui aviez faite en 1886 de rendre à leurs familles, avant l’ouverture de la présente année scolaire, tous les élèves des classes de mimique bien qu’un certain nombre d’entre eux n’eût pas accompli dans l’établissement la période réglementaire de sept années.
Les enfants qui se trouvaient dans ce dernier cas ont donc continué à faire partie de l’Institution, mais je crois savoir que, dès l’époque à laquelle remonte votre proposition, il avait été convenu, d’un commun accord entre vous et l’administration centrale, que l’année courante serait la dernière de leur présence dans l’Établissement, et que vous avez eu le soin d’en prévenir aussitôt les familles.
La décision à l’adoption de laquelle vous aviez conclu par votre rapport du 10 juin 1886 et qui ne saurait être ajournée encore sans préjudice réel pour le fonctionnement de l’Institution, ne peut donc plus aujourd’hui donner texte à aucune réclamation légitime.
J’ai en conséquence l’honneur de vous rappeler que l’enseignement par la mimique devant désormais disparaître absolument et effectivement de l’Institution Nationale, les élèves ci-après, qui recevaient exclusivement cet enseignement, auront à la quitter définitivement avant le 1er octobre prochain bien que n’y ayant point passé le temps normal ordinairement assigné aux études.
Ces élèves sont les nommés :
Roussel, Jean-Auguste, 20 ans, 5 années d’études
Cormin, Louis-Henri, 19 ans, 4 années d’études,
Aubel, Henri-Prosper, 18 ans, 5 années d’études,
Dubois, Charles, 18 ans, 4 années et demi d’études
Gente, Eugène-Victorin, 18 ans, 4 années d’études
Bisson, Léon-Adrien-Désiré, 18 ans, 3 années d’études
Couaraze, Maurice, 17 ans, 3 années d’études
Gerbron, Emile-Alexis, 17 ans, 3 années d’études,
Pioche, Maurice-Louis, 18 ans, 3 années d’études
Je vous recommande d’informer immédiatement les familles de ces enfants qu’elles aient à les reprendre dans le délai sus-indiqué, et d’inviter les administrateurs qui contribuaient aux frais de leur éducation à se mettre en mesure de faire profiter, s’il y a lieu, d’autres candidats des bourses départementales ou communales qui vont ainsi devenir vacantes.
Il demeure d’ailleurs entendu que les autres élèves de la mimique, soit pensionnaires, soit bénéficiaires d’une fondation, qui ont terminé au 1er octobre les sept années d’études, devront, à plus forte raison, cesser à compter de cette date d’appartenir à l’Institution nationale où un cours d’après l’ancienne méthode ne saurait être maintenu à leur seul usage.
Recevez, Monsieur le Directeur, l’assurance de ma considération très distinguée.
Le Ministre de l’Intérieur
(signature)

 

Document 3

 

(Lettre du Directeur de l’INSMP au ministre de l’intérieur. Le texte original, un double fait avec les moyens techniques de l’époque, est souvent difficile à déchiffrer. Les mots difficiles à lire ont été mis entre crochets.)
Renvoi des élèves appartenant aux classes de mimique
Mesures à prendre à l’égard des membres sourds-muets du corps enseignant en application de cette décision
Monsieur le Ministre,
Par votre dépêche du 24 de ce mois, vous avez voulu me rappeler que l’enseignement par la mimique doit désormais disparaître de l’Institution et vous m’avez donné des instructions pour que les élèves qui reçoivent cet enseignement soient repris par leurs parents avant le 1er octobre prochain.
Cette décision entraîne, comme conséquence naturelle et forcée, la retraite des professeurs sourds-muets de l’Institution.
Je veux, par le présent rapport, vous soumettre des propositions à leur égard.
Les professeurs à admettre à la retraite à cause de leur surdi-mutité sont MM. de Tessière, Théobald et Dusuzeau, tous trois professeurs d’écriture et de dessin titulaires.
Aucun de ces Messieurs n’ayant les [trente ans de service] voulus pour être dans les conditions d’une retraite normale, j’ai l’honneur de vous demander de prendre à leur égard une décision motivée par des suppressions d’emploi. Je crois qu’il est même nécessaire que les suppressions soient explicitement et textuellement décidées pour que les droits des intéressés à des retraites proportionnelles puissent s’obtenir. J’ajoute qu’il semblerait utile d’ajouter dans votre décision, aux mots « suppression d’emploi » ceux de « professeurs par la mimique ». Je suis informé en effet que des suppressions d’emploi pures et simples seraient [fort] controversées, les intéressés ou leurs amis se préparant à soutenir qu’un congédiement de fonctionnaires ne peut être valablement traité de suppression d’emploi quand le cadre normal n’est pas [   ].
La suppression des divers postes de professeurs par la mimique étant résolue, il reste à régler plusieurs points délicats.
À partir de quelle date les mises à la retraite courront-elles ? Ne doit-on pas [ordonner qu’on évite] pour les intéressés la perte de leurs situations et une mise à la retraite prématurée en ne donnant droit qu’à de faibles pensions ? Par quels moyens peut-on venir en aide à ces Messieurs ? (…)
D’après votre décision du 24 juin, la suppression de l’enseignement de la mimique doit être effective le 30 septembre, d’où il résulte que les professeurs pratiquant cet enseignement ne peuvent disparaître avant le lendemain de cette même date. Il ne me paraît pas douteux non plus que vous voudrez atténuer par tous les moyens en votre pouvoir, les effets d’une décision qui frappera dans leur amour-propre comme dans leurs intérêts, des professeurs d’un zèle éprouvé.
Au point de vue de satisfactions morales j’estime que le titre de professeurs honoraires pourrait être donné aux quatre retraités.
Les trois professeurs d’enseignement intellectuel sont officiers d’académie mais un seul M. Théobald a le temps nécessaire pour obtenir les palmes de l’instruction publique. Dans un autre rapport je vous ferai à bref délai des propositions à cet égard.
Au point de vue matériel vous penserez certainement que les retraites proportionnelles liquidées réglementairement ne sont pas suffisantes. Aussi vous demandé-je sauf peut-être pour M. de Tessière qui aura droit aux 28 trentièmes de son traitement d’établir le principe que chacun des retraités en question recevra de l’Institution nationale sous forme d’une allocation ou indemnité gracieuse un certain complément de pensions. La Commission consultative pourrait être utilement consultée sur la quotité de ces indemnités en même temps qu’elle sera appelée à donner son avis sur les liquidations de retraites.
Enfin les retraités recevraient des indemnités de déplacement au moment de leur départ.
D’un autre côté, il serait très désirable que les professeurs qui vont se trouver victimes d’un progrès qui leur fait perdre leurs situations puissent retrouver quelqu’autre occupation honorable et dont le profit, joint à leurs pensions leur permette de subvenir aux besoins de leurs familles. Je vous demande de vouloir bien faciliter à ceux qui en exprimeraient le désir l’obtention de nouveaux emplois. J’ai lieu de supposer que M. de Tessière qui est célibataire et qui recevra une pension presque normale se retirera simplement tandis que j’ignore si M. Théobald ne souhaitera pas améliorer une situation qui sera bien modeste en recherchant une fonction nouvelle. M. Théobald est un professeur très distingué et qui à tous égards mérite d’être aidé dans ces circonstances. MM. Dusuzeau et Tronc auront un impérieux besoin de se créer des ressources complémentaires et j’ose compter que vous voudrez bien les aider à le faire. M. Dusuzeau est le fils d’un vieil universitaire des plus honorables qui a pris sa retraite après avoir été pendant plus de 40 ans principal au lycée de Compiègne. Lui-même est un sujet fort distingué qui de tout temps a fait honneur à l’Institution. Successivement élève, moniteur, répétiteur et professeur ici, il appartient à la maison depuis son enfance. Remarquant son intelligence les Directeurs placés à la tête de l’Institution à l’époque où il était élève l’ont incité à pousser ses études aussi loin que possible, ce qui l’a amené – fait très rare chez les Sourds-muets – à devenir bachelier. Ils ont de plus très vivement insisté auprès de sa famille pour qu’elle le laissât se vouer à notre enseignement.
Ce professeur, aujourd’hui âgé de 44 ans, marié et père de famille est à la veille de ne pouvoir subvenir aux besoins des siens, si on ne trouve le moyen de lui procurer quelque nouvelle situation. Le droit strict ne lui donnerait que 1300 F environ de pension, tandis qu’il avait la légitime espérance – sans le cas de force majeure qu’il atteint, de voir son traitement qui est actuellement de 4000 s’élever peu à peu jusqu’à 5000 et de rester en fonctions jusqu’à l’obtention d’une retraite qui, suivant la durée de ses services devait varier entre 2500 et 3400 environ. Il est à remarquer que M. Dusuzeau a déjà occupé avec succès, il y a quelques années, un emploi auxiliaire dans un ministère ce qui prouverait si la preuve en était nécessaire qu’un sourd-muet intelligent et instruit comme lui peut être utilisé dans l’administration.
En ce qui concerne M. Tronc, professeur sourd-muet d’écriture et de dessin linéaire, la situation est plus critique encore. Ce maître qui appartient à l’Institution depuis 20 ans n’est tributaire de la Caisse que depuis juillet 1874. Aussi n’aura-t-il droit au premier octobre qu’à une pension de 442 F. Pour lui comme pour les professeurs titulaires je demande
  • une indemnité de déplacement
  • une allocation gracieuse ajoutée à sa pension proportionnelle
  • une modeste fonction. M. Tronc est peu instruit et n’a qu’une intelligence ordinaire. Il n’est pas moins vrai que ses connaissances spéciales (écriture et dessin linéaire) le rendraient très apte à être employé dans une administration où , soit pour des travaux statistiques, soit pour tout autre objet, il y aurait des états ou des graphiques à établir.
Une dernière personne, M. Simon, surveillant général sourd-muet sera également atteinte par la suppression de la mimique. Simon est un dévoué et fidèle serviteur. Il appartient depuis huit ans à l’Institution où mon prédécesseur l’a appelé avec insistance, ce qui lui a fait perdre la petite position qu’il occupait alors dans l’institution de sourds-muets à Rouen. Il n’a droit à aucune retraite. Ses excellents services, la perte de la situation qu’il avait avant d’entrer ici et son infirmité lui donnent tous les droits possibles à votre bienveillance.
Pour lui aussi je vous demande d’accepter le principe d’une indemnité de déplacement, d’une allocation ou pension gracieuse et de la recherche d’une nouvelle situation.
En conclusion, Monsieur le Ministre, je viens vous demander de me transmettre vos instructions au sujet des mises à la retraite des membres du corps enseignant dont le maintien ne sera plus possible après la suppression de l’emploi de la méthode mimique et vous prie de me donner notamment toutes les indications qui me seraient nécessaires pour les communications à faire aux intéressés (…).
Veuillez agréer, Monsieur le Ministre, l’assurance de mon respectueux dévouement.
Le Directeur,
Javal.

 

(Article paru dans la revue Coup d’Oeil, bulletin sur l’actualité de la Langue des Signes, la communication et la culture sourde, CEMS, École des Hautes Études en Sciences Sociales, 54, Bd Raspail, 75270 Paris cedex 06, supplément au n°42, octobre novembre décembre 1984.)