♦ De la surdité comme moyen de prévenir les pollutions
mercredi avril 4, 2018 0 Comments Non classé
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Extrait du procès-verbal de la séance du 13 mai 1826 du Conseil d’administration de l’Institution royale des sourds-muets de Paris :
Itard, médecin de l’établissement, rend compte à l’administration des inconvénients graves résultant d’habitudes vicieuses de quelques élèves sourdes-muettes, notamment de Leconte (Louise).
Après avoir entendu le dit rapport, l’administration arrête le renvoi de l’élève Leconte.le Directeur donnera son avis pour être joint à la demande qui sera adressée à Son Excellence, le Ministre de l’intérieur, pour avoir son autorisation aux termes de l’art. 27 du règlement.
L’administration, voulant prévenir autant qu’il dépend d’elle les dangers qui viennent de lui être signalés arrête que MM. les Directeurs et le médecin concerteront avec l’agent les mesures les plus propres pour prévenir ce dangereux exemple, ils examineront si ces mesures ne provoqueront pas quelques modifications au règlement relativement aux heures du lever, des classes et des récréations.
Il en sera rendu compte à l’administration.
Extrait du procès-verbal de la séance du 26 mai 1826 du Conseil d’administration de l’Institution royale des sourds-muets de Paris :
Avant de lever la séance, M. Itard, médecin de la maison, est admis. Il lit un rapport sur les mesures concertées avec M. le Directeur, l’Agent général et la Surveillante en chef, en exécution de la délibération du 12 de ce mois.
L’administration, après avoir entendu le dit rapport, en adopte les propositions, charge l’Agent général de faire procéder sans ultérieur délai à l’exécution des mesures et des dispositions indiquées dans le dit rapport. L’administration témoigne sa satisfaction à M. (Le procès-verbal s’interrompt ici).
Voici le rapport de M. Itard :
L’administration nous a chargés, Monsieur le Directeur de l’Institution, Monsieur l’Agent général et moi, de lui indiquer les moyens que nous jugerions les plus convenables pour réprimer les habitudes vicieuses auxquelles plusieurs de nos sourdes-muettes paraissent s’être adonnées, et qui sont aussi préjudiciables à leur santé que contraires aux bonnes mœurs et aux bons exemples.
Pour remplir complètement les intentions de l’administration, nous avons dû d’abord nous attacher à connaître l’étendue du mal, puis en chercher les causes, et troisièmement enfin en déterminer le remède. Toutefois, nous n’avons pas dû oublier que nos recherches étaient du petit nombre de celles où il faut craindre de trop multiplier les moyens d’investigation et les précautions infructueuses. Tel a été, Messieurs, l’esprit qui nous a dirigés dans nos observations et dans le choix des moyens répressifs ou préservatifs que nous aurons l’honneur de vous soumettre.
Et d’abord pour déterminer l’étendue du mal, nous avons cherché à nous éclairer de l’expérience et des observations des dames surveillantes. Mlle Delahaye, admise à notre conférence, n’a pu que nous communiquer ses soupçons qui s’étendraient à peu près à un tiers des élèves. Dès la veille, et pour arriver à la connaissance du même point de la question, le médecin avait interrogé l’infirmière sur le nombre des élèves qui sont sujettes aux flueurs blanches (sic). Il était résulté de cette information que près d’une vingtaine, sans distinction d’âge, étaient atteintes de cette indisposition. On ne la donne pas toutefois comme un résultat, et par conséquent, comme une preuve de cette coupable habitude ; mais, comme il est prouvé par l’expérience médicale que celles dont la conduite est pure, c’est de préférence parmi les premières qu’on doit rechercher et qu’on peut découvrir le plus grand nombre de coupables. Il faut ajouter encore que la matière de cet écoulement exhale une odeur, et présente une couleur qui appartient en général aux organes vivement excités ou irrités.
De ces faits et des probabilités qui en découlent, de ceux aussi dont j’ai eu l’honneur de vous entretenir, Messieurs, dans votre dernière séance, on peut justement soupçonner un certain nombre de nos sourdes-muettes de cette habitude immorale. Mais comment l’ont-elles contractée ? Et qui a pu les initier à ces honteuses jouissances ? Autres questions dont on ne peut chercher la solution qu’à travers des probabilités et des conjectures. Les surveillantes n’ont pu nous fournir aucune lumière sur ce point, et sur un autre non moins important qui est à savoir si elles ont contracté cette habitude par un libertinage d’imagination, ou par une irritation purement physique et extérieure des organes sexuels. En s’appuyant du raisonnement et de l’expérience, on a de fortes raisons de croire que c’est ce dernier mobile qui les a poussées à ce funeste penchant. Quelle cause, en effet, aurait pu mettre l’imagination en jeu ? Elles vive toutes retirées, occupées, surveillées, à l’abri de tout ce qui dirige la pensée vers ces honteux égarements, tels que les romans et les peintures licencieuses, les allusions et les révélations des conversations générales et particulières, la privation de plaisirs anticipés et particulièrement l’influence d’une éducation toute mondaine et très précoce. Il est à croire, au contraire, que le retard qu’apporte au développement des facultés mentales la nature de leur infirmité ne peut tourner qu’à l’avantage de leurs mœurs et à la prolongation des goûts innocents du jeune âge. On a donc tout lieu de croire que nous avons à combattre chez ces pauvres illes bien moins un désordre des sens, une dépravation des mœurs, qu’une sale habitude déterminée, comme on l’a déjà dit, par quelque irritation matérielle. On sait qu’il en est ainsi de cette espèce de masturbation que provoquent ordinairement une maladie qu’on nomme satyriasis, l’empoisonnement par les cantharides, ainsi qu’un prurit violent établi sur les parties génitales par quelque affection psorique, dartreuse et particulièrement par la lèpre. Le rapprochement que nous établissons ici a pour fondement la dégoûtante malpropreté de nos sourdes-muettes et qui est telle qu’elles ne se lavent jamais, pas même celles qui sont sujettes aux évacuations de leur sexe. Aussi s’exhale-t-il de leur corps une odeur fétide et nauséabonde dont on est surtout frappé quand on traverse leurs dortoirs peu de temps après leur lever, et cependant ces dortoirs, vu leur peu d’étendue, sont sous le rapport de la circulation et du renouvellement de l’air aussi favorablement disposés que celui des garçons auprès desquels l’odorat n’éprouve rien de pareil. Nous pensons donc que le défaut de propreté dans les parties du corps qui en exigent le plus peut y établir un stimulus incommode et fâcheux, et que si ce n’est pas là la cause unique du mal, c’en est du moins une des plus déterminantes.
Le peu de moyens que nous avons à proposer à l’administration pour réprimer ces désordres et en prévenir de nouveaux se ressentent du peu de lumière que nous avons eues pou connaître toute l’étendue et la cause de ces mêmes désordres. Un grand nombre de moyens répressifs se sont présentés à notre examen, mais après les avoir largement discutés, nous avons cru devoir les repousser comme offrant bien moins d’avantages que d’inconvénients. Nous nous bornerons donc à soumettre à l’administration les propositions suivantes :
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de placer auprès des sourdes-muettes pendant la nuit une femme qui étendrait sa surveillance à tous les dortoirs ;
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de faire placer aux lieux d’aisance des portes vitrées, tellement disposées que la sourde-muette qui s’y trouverait ne pût être complètement dérobée à la vue de la surveillante ;
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d’arrêter comme un article réglementaire qu’une fois au moins par semaine les sourdes-muettes feront une longue promenade à la campagne ;
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d’établir uniquement pour leur service, un cabinet de bains où chaque sourde-muette viendra se baigner, au moins une fois par mois. Ce qui sera d’autant plus facile et d’autant moins dispendieux qu’il exist à côté du puits un cabinet où l’on arrive des classes par un escalier séparé et qu’éclaire une fenêtre ouverte sur le petit jardin.
Tels sont, Messieurs, les moyens dans lesquels nous avons placé notre espérance pour la répression des désordres qui vous (ont) été signalés. Il est inutile d’ajouter que ces moyens ne peuvent agir que comme auxiliaires d’une force plus puissante, qui découle d’une source plus salutaire et placée beaucoup plus haut. C’est pour cette raison qu’il nous conviendrait peu de la faire figurer à côté de nos faibles ressources et d’entretenir l’administration d’un sujet qui domine toutes ses pensées et dirige tous ses projets.
Paris, le 26 mai 1826
(signé) Itard
Keppler
(Keppler était l’agent général de l’Institution, c’est-à-dire qu’il remplissait les fonctions de secrétariat du Conseil d’administration, de surveillance de la marche de l’établissement et d’économat).
Nous sommes incontestablement devant un texte de grande densité.
Arrêtons-nous d’abord sur ce qu’il évoque de la situation des élèves sourdes en 1826. La place manque ici pour citer ces nombreux documents qui témoignent de l’horreur de la condition des filles.
Cloîtrées, celes-ci évoluent dans un monde entièrement féminin. À l’exception du vieil abbé Salvan, leur instituteur et l’ami de toujours de l’abbé Sicard, aucun homme ne pénètre dans leur gynécée sans autorisation ou sans être accompagné, fût-ce pour réparer un tuyau crevé ou changer une vitre. Certains rapports d’architectes évoquent longuement ces systèmes de serrures, ces stores empêchant toute visibilité, ces fenêtres murées, ces escaliers séparés qui préviennent tout contact entre filles et garçons. Des rapports évoquent aussi la saleté repoussante des dortoirs, l’odeur pestilentielle des latrines, le manque d’eau, les conditions déplorables de chauffage dans toutes les parties de l’institution. D’autres s’arrêtent sur l’état vestimentaire lamentable de ces enfants couverts de haillons, rongés par les poux ou la teigne, fauchés par les épidémies ; d’autres enfin protestent contre la sous-alimentation chronique.
Surveillées en permanence, les élèves sourdes sont occupées à des travaux répétitifs et directement productifs : il leur incombe de raccommoder leurs propres vêtements mais aussi ceux des élèves sourds et même, parfois, ceux du personnel. Leurs activités d’ateliers et leur enseignement sont moins diversifiés (broderie, tricot, tâches domestiques) que celles de leurs homologues masculins. Si l’on est moins exigeant avec elles quant à leur avenir social, on leur fait subir avec une rigueur décuplée les contraintes de la morale ambiante. Par ailleurs, moins sollicitées dans leur enseignement, elles n’échappent pas aux audacieuses expérimentations médicales dont les garçons sont l’objet.
Est-il besoin de le rappeler, l’Institution de Paris est, au 19ème siècle, un univers d’hommes. S’il y a une histoire des sourds à retracer, on ‘aura rien fait tant qu’on n’aura pas analysé le sort particulier des femmes sourdes.
Quelques mots maintenant sur Itard. Le docteur Jean-Marc-Gaspard Itard est né en 1774 et entre en 1880 comme médecin l’Institution des sourds-muets, place tout nouvellement créée et dont il est le premier titulaire. Rendu célèbre par les soins prodigués au jeune enfant dit « sauvage de l’Aveyron », arrivé à l’Institution peu avant sa nomination et qu’il prénommera Victor, Itard a rédigé, entre autres publications, de nombreux ouvrages, rapports, observations et traités sur l’oreille et l’audition, sur la parole et son exercice. Il est resté célibataire jusqu’à sa mort et, si son homosexualité n’est pas patente (du moins ne connaît-on aucun document qui y fasse allusion), sa pédophilie latente, sublimée dans la recherche médicale, n’est un mystère pour personne. Rappelons de plus que comme c’est le cas pour la plupart du personnel (en écrasante majorité masculin), Itard logera dans l’Institution jusqu’à sa mort, en 1838.
Le rapport du 26 mai 1826 est certes une description très réaliste de la situation déplorable de l’hygiène des jeunes élèves. Il n’en laisse pas moins sourdre tout le dégoût d’Itard pour les femmes, la terreur que celui-ci éprouve devant les manifestations de leur désir au point de considérer que, pour une sourde, le handicap auditif serait plutôt un bienfait dans la mesure où il retarderait l’éclosion du désir sexuel. Le vocabulaire médical « objectif » pudibond (Itard s’adresse tout de même aux honorables membres du Conseil d’administration) cache mal la passion qui traverse ce texte.
Terminons par le repérage succinct de quelques lignes de forces idéologies. En premier lieu, la croyance en la toute puissance du personnel sur leurs élèves – croyance sans cesse démentie par les faits (tel jeune sourd est surpris alors qu’il avait pénétré dans les locaux des sourdes pour un rendez-vous galant ; telle jeune fille est renvoyée pour immoralité, telle autre pour ses actes délictueux, etc.). En second lieu, cette idée que le désir ne peut venir que du « dehors ». Ce désir qu’on traque ne qu’être secondaire à des récits ou à des lectures stimulant l’imagination ou à certaines maladies irritant les organes – jamais il n’est perçu comme inhérent à l’être. À l’opposé d’un Freud qui décrira les enfants comme des « pervers polymorphes », Itard prend le contre-pied du mythe tenace du sourd – sauvage – bestial – immoral- à civiliser, pour lui substituer la vision angélique du sourd innocent, préservé du vice par son infirmité. On notera, au passage, enfin, l’importance accordée par Itard, comme par ses contemporains, à l’air pur comme adjuvant de l’hygiène somatique et mentale.
Ce rapport, cela va sans dire, fut suivi de peu d’effets. Il en faudra beaucoup d’autres pour que de substantielles modifications interviennent dans le mode de vie des élèves.