♦ Le parloir
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L’Institut royal des sourds-muets de la rue Saint-Jacques est, en 1841, un internat parmi tant d’autres, régi par des règles similaires à celles des écoles, des asiles et des prisons. Les jeunes sourds y vivent en vase clos et subissent la mission civilisatrice des professeurs qui doivent les arracher au « règne animal », à leur « abrutissement naturel », et les conduire à l’intelligence de leurs droits et de leurs devoirs vis-à-vis de la société. Dans ce dessein, aucune interférence néfaste ne doit venir perturber l’action éducative. Aussi les contacts des élèves avec leurs familles respectives restent-ils limités au strict minimum.
Nous avons retrouvé, conservé à l’Institut national de jeunes sourds de Paris, ce document manuscrit, rédigé en 1841 par de Lanneau, nouveau directeur de l’Institut depuis quelques années mais qui a eu bien du mal à asseoir son autorité. Ce document évoque la position nodale, tant matériellement que symboliquement, du parloir des élèves. Les principes du panoptisme, tels que Michel Foucault les a décrits, y jouent à plein : surveillance constante des jeunes sourds et relais de l’information jusqu’au centre culminant des pouvoirs (le directeur), d’une part ; mais aussi, d’autre part, médiation obligée et à double sens entre les élèves et leurs parents. Dans un sens, en effet, il faut prévenir toute influence négative des seconds sur les premiers (incitations éventuelles au relâchement de l’emploi du temps, plaisirs défendus de la bouche, etc.). Mais, simultanément, le surveillant du parloir, représentant de l’institution, matérialise la coupure symbolique et langagière entre l’enfant et ses parents. Dans l’esprit du directeur, l’enfant a subi une éducation qui l’a rendu étranger aux siens et qui nécessite l’intervention d’un interprète.
Notons qu’en 1841, la langue des signes côtoie sans exclusive les autres modes de communication entre jeunes sourds et professeurs entendants ; le discrédit qui s’abattra progressivement sur elle à partir des années 1860 jusqu’à son interdiction radicale à la suite du congrès de Milan ne constitue donc pas encore un nouvel enjeu pour la surveillance des échanges entre les élèves et leurs familles.
Ce document, dont les termes sont mûrement pesés et lourds de sous-entendus, révèle de nombreux détails de la vie quotidienne de l’Institut. Au lecteur de les découvrir ou de les imaginer. L’orthographe du manuscrit a été conservée intégralement.

 

 « Institut Royal des Sourds-Muets
Police intérieure
Parloir des familles et des étrangers
Devoir du Surveillant du Parloir et guide des étrangers
Le Directeur de l’Institution, vû les instructions données par S. E. le Ministre de l’Intérieur et après avoir pris l’avis de la Commission Consultative, arrête les dispositions suivantes :
Art. 1er Le Surveillant du Paroir se tiendra dans le parloir, les jours de classe ou de congé, pendant tout le tems que les parens ou correspondants des Élèves sont admis à les visiter.
Art. 2. Il sera toujours prêt à donner avec politesse aux familles ou aux étrangers les renseignements qui pourraient lui être demandés et s’il y a lieu, de conduire au cabinet du Directeur ou de l’agent comptable les personnes qui auraient à leur parler.
Art. 3. Lorsque les parens, correspondants ou étrangers ayant affaire aux Élèves ne seront pas initiés à leur langage, il leur servira d’interprète et il aura soin de prendre des notes qu’il remettra au Directeur ou à l’agent comptable sur tout ce qui viendrait à sa connaissance directement ou indirectement, concernant l’intérêt et le bien-être des élèves.
Art. 4. Les visites faites aux Élèves, les jours de classes, ne pouvant avoir lieu que pendant le tems des récréations, aussitôt que ce tems sera expiré, il avertira poliment les parens correspondants ou étrangers, que les Élèves doivent se rendre à leurs cours et si son avertissement n’est pas écouté, il devra prévenir sur le champ le Directeur ou le maître surveillant de service.
Art. 5. Toutes provisions quelconques de comestibles envoyées ou remises par les familles et reçues après autorisation du Directeur, seront déposées dans une pièce du rez-de-chaussée, voisine du Parloir ; le surveillant aura la garde de ces provisions et sera seul chargé d’en faire la distribution aux Élèves par un guichet donnant sur la cour. Toute distribution est interdite d’une autre manière et à d’autres heures que celles du déjeuner et du goûter.
Art. 6. Le surveillant du parloir servira de guide aux étrangers admis à visiter l’établissement sur billet du Directeur ; il se tiendra donc au parloir aux heures déterminées pour ces visites, et aussitôt que le concierge fera passer les étrangers au parloir, le surveillant devra les accompagner dans toutes les parties de l’établissement en se conformant aux prescriptions du règlement, relatives aux classes et à la maison des filles.
Art. 7. En cas de maladie ou d’absence du concierge de la Porte principale, le surveillant du parloir sera chargé de le suppléer ; le concierge ne pouvant s’absenter sans autorisation ces suppléances n’auront lieu que sur l’ordre du Directeur ou de l’agent comptable.
Art. 8. Le présent règlement sera observé à partir du 15 novembre. Le contrôleur des services est chargé de veiller et de tenir la main à son exécution. Il devra, sous sa responsabilité personnelle, rendre compte jour par jour au Directeur et à l’agent comptable de la plus petite infraction qui serait à sa connaissance.
Fait et arrêté à l’Institution,
Le 3 novembre 1841. »

 

Article paru dans la revue Coup d’Oeil, bulletin sur l’actualité de la Langue des Signes, la communication et la culture sourde, CEMS, École des Hautes Études en Sciences Sociales, 54, Bd Raspail, 75270 Paris cedex 06, n°41, juillet août septembre 1984, p.1