♦ Dire et évaluer la douleur en langue des signes
Journée du CLUD, Hôpital Émile-Roux (94)
(11 avril 2013)
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(11 avril 2013)
samedi décembre 29, 2018 0 Comments Non classé
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A – Les unités d’accueil et de soins des sourds, une histoire récente.
La première unité d’accueil et de soins des sourds a vu le jour en 1995, à l’hôpital Pitié-Salpêtrière. Le constat de l’inadéquation du système de santé français à la population sourde avait déjà été fait depuis plus d’une décennie par quelques médecins et psychiatres, mais ce sont les ravages de l’épidémie du sida qui ont convaincu les pouvoirs publics de la nécessité d’ouvrir une consultation en langue des signes. Le succès de cette consultation a fait que dix, puis quinze unités ont été créées et fonctionnent actuellement en France. De tailles inégales et ne couvrant pas encore la totalité des soins de spécialité, ces unités ne couvrent pas encore l’intégralité du territoire français. Elles sont régies par la circulaire d’avril 2007[1] qui en détaille et prescrit le fonctionnement. Ce qui les distingue de toute autre unité de soins est que leur composition réunit par principe des médecins et soignants pratiquant la langue des signes, des interprètes français/langue des signes et des soignants sourds dont la fonction de médiation culturelle est essentielle car, à leur savoir et leur savoir-faire en matière de soins, s’ajoute le savoir-être de la surdité qu’ils ont vécue depuis leur enfance et qu’ils partagent avec les patients.
Aux usagers sourds, ces unités permettent d’accéder aux soins sur un pied d’égalité avec les patients entendants et satisfont ainsi leur condition de citoyen à part entière. Aux soignants, elles assurent la possibilité de mener à bien des missions de santé et de service publics jusque là soumises aux malentendus voire impraticables. Mais une autre dimension vient s’ajouter à la dimension de l’accessibilité et de la lutte contre le handicap. Les soignants ont tôt fait de constater qu’en changeant de langue et en allant à la rencontre de patients d’une culture différente, c’est peu ou prou toute la médecine que l’on défait/refait. Le passage d’une langue et d’une culture à l’autre ne peut s’effectuer sans interroger, à un moment ou à un autre, les fondements du savoir médical courant. Lors de l’évaluation des troubles cognitifs, de langage et de mémoire, par exemple, certaines questions du MMSE perdent ainsi leur sens lorsqu’elles sont traduites en langue des signes. Adapter le test pour les patients sourds, c’est donc non seulement le traduire, mais encore le sonder dans ses fondements et ses objectifs, c’est donc porter sur la neurologie un regard neuf. Les soins des sourds sont ainsi une magnifique opportunité de réviser le savoir et les pratiques médicales et de redonner des couleurs aux bonnes pratiques.
C’est ainsi que certaines questions, qui comptent parmi les plus courantes, peuvent être revues en les scrutant à partir du point d’observation que constitue la surdité. La douleur fait partie de ces sujets auxquels la surdité peut servir d’analyseur. Les réflexions que je vais présenter ici ne sont qu’une modeste contribution de ma part à ce projet, elles représentent pour moi des premiers pas.
B – L’expression de la douleur en langue des signes
Les langues des signes sont des langues à part entière, qui peuvent donc tout ce que peut une langue et rien de plus – mais surtout rien de moins. Toutes différentes bien que comportant parfois des signes communs, et reposant sur des structures grammaticales semblables, il en existe autant que de communautés de sourds qui la pratiquent. Articulant des mouvements des mains, des expressions mimiques et des mouvements du corps, elles empruntent le canal visuel de la communication – tout ce qui ne passe pas par l’oreille passe par les yeux – et utilisent l’hémicorps supérieur comme espace de signation.
Schématiquement, la LS se déploie entre un pôle de signes conventionnels, propres à cette langue, et un pôle iconique où l’image ou la métaphore gestuelle et le mime règnent en maîtres, rendant la communication possible même entre deux sourds ne pratiquant pas une langue des signes commune ou entre un sourd signant et un entendant non signant.
L’expression de la douleur n’échappe pas à ce schéma et brasse variablement des signes conventionnels et des signes iconiques :
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a) douleur : deux pouces qui tournent
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b) gêne : deux poings devant la poitrine, l’un passe sous l’autre vers le bas
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c) souffrance : deux poings qui tournent devant la poitrine
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d) hypersensibilité ou élancement : pichenette pouce/médius, dirigée vers l’endroit douloureux
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e) crampe : deux index en vrille qui s’éloignent l’un de l’autre
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f) claquement : les deux index se séparent brutalement, l’un pointant vers le haut
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g) piqûre : pouce index, mouvement de va-et-vient
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h) écrasement : deux paumes qui se joignent et tournent en sens contraire
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i) serrement : un poing ou deux poings serrés qui tournent en sens inverse
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j) pincement : pouce rejoignant le plat des doigts
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k) déchirure : deux pinces pouce-index qui s’éloignent
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l) fourmillement : tous les doigts se plient/se déplient, désynchronisés
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m) irradiations cou vers tête : l’index devient tous les doigts
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n) torticolis : immobilité du cou et de la tête par rapport au tronc
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o) douleur térébrante : index pointé en vrille
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p) céphalée : étau de deux poings qui tournent en sens inverse sur les tempes
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q) brûlure : signe « feu »
Dans tous les cas, ces signes s’accompagnent de l’expression douloureuse du visage, les sourcils se resserrent et les yeux se plissent ou se ferment, parfois la tête se détourne, d’autant plus que la douleur est intense.
Le pointage de l’index ou l’usage de la main entière est, remarquons-le, d’une aide précieuse pour désigner l’emplacement de la douleur.
Les signes de la douleur peuvent être associés à d’autres signes fournissant des informations supplémentaires : grattage indiquant le prurit…
C – Pragmatique des signes
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Du côté du patient sourd
La douleur dépend tout autant des circonstances de sa survenue que de l’être-au-monde de la personne chez qui elle survient, c’est-à-dire de sa relation à soi-même, à autrui et à l’environnement. Elle est un fait sensoriel autant qu’un événement affectif et s’inscrit dans une culture, une histoire, des valeurs et une expérience passée et cumulative de la douleur.
« Le ressenti de la douleur (…) est d’abord un fait personnel et intime qui échappe à toute mesure, à toute tentative de le cerner et de le décrire, à toute volonté de dire à l’autre son intensité et sa nature. La douleur est un échec radical du langage. Enfermée dans l’obscurité de la chair, elle est réservée à la délibération intime de l’individu. (…) Elle suscite le cri, la plainte, le gémissement, les pleurs ou le silence, c’est-à-dire autant de défaillances de la parole et de la pensée. »[2]
« La douleur dite n’est jamais la douleur vécue. (…) L’homme s’efforce de déjouer l’impuissance du langage. Et la douleur est une, enfermée dans l’intimité d’un homme qui cherche en vain à la traduire aux autres qui ne peuvent l’entendre que par défaut, par une traduction qui, plus que jamais, est trahison. »[3].
Il n’en demeure pas moins qu’on peut tenter de décrire certains aspects de la douleur : depuis quand est-elle apparue ? Où se situe-t-elle et vers où se dirige-t-elle ? Quelle est son intensité ? Quelle est sa fréquence ? A quoi ressemble-t-elle ?
L’expression verbale de la douleur, fût-elle signée, ne va pas de soi. Comme la mise en mots, la mise en signes de la douleur est un processus complexe qui nécessite une bonne maîtrise de la langue. Elle signe une prise de distance vis-à-vis de la douleur, voire une tentative de s’en extraire. À l’inverse, la réduction de toute parole au cri ou au silence atteste l’intensité et l’actualité de la douleur et l’impossibilité radicale de la dire. L’anecdote bien connue rapportée par Sigmund Freud est à ce titre éclairante : « Le médecin qui doit assister à l’accouchement de la baronne déclare que le moment n’est pas encore venu et propose au baron une partie de cartes dans la chambre voisine. Quelque temps après, un appel de la baronne, en français, retentit à l’oreille des deux messieurs : « Ah ! Mon Dieu, que je souffre ! ». Le mari sursaute, mais le médecin demeure calme : « Ce n’est rien, jouons toujours ». Un peu plus tard un gémissement, cette fois en allemand : « Dieu, Dieu, que je souffre ! » – « Voulez-vous entrer, monsieur le professeur ? » dit le baron. – « Ce n’est pas encore le moment. » Enfin on entend dans la chambre voisine un cri inarticulé en yiddish : « Ai, ai waih » ; alors le médecin jette ses cartes et dit : « C’est le moment ! »[4]. Et Freud d’ajouter en commentaire que cette histoire montre que « la douleur fait surgir la nature primitive en dépit des entraves de l’éducation ».
Cette hiérarchisation des modalités du dire la douleur entre en jeu dans l’expression gestuelle des patients sourds. La difficulté de la mise en signes de la douleur promeut l’expression du corps tout entier : le patient sourd se met debout, agite les bras, marche, se balance, crie, etc. L’expression du corps entier est d’autant plus utilisée que le patient est dans la difficulté de s’exprimer en une langue des signes conventionnelle : patients avec retard mental, ou encore linguistiquement carencés, ou avec trouble mental ou du comportement. La capacité de mettre en signes la douleur dépend de la capacité à verbaliser, à utiliser des images, à organiser un récit, ce qui n’est guère évident pour tous les patients, sans parler de la crainte que suscitent la rencontre avec le médecin et les traitements qui sont susceptibles d’être proposés voire imposés, sans consentement ou compréhension véritable de la part du patient comme cela lui est souvent arrivé dans son passé.
La capacité de narration est particulièrement mise en évidence lorsque le patient sourd effectue ce que l’on nomme des transferts personnels ou situationnels : délaissant le corps entier, le locuteur transfère son expression sur les seules mains, désidentifiant le narrateur de l’action (qui devient une sorte d’observateur de la scène) de l’acteur de cette même action. Un exemple, lors d’une lombalgie : pointage des lombes pour désigner l’emplacement de la douleur, puis transfert sur l’avant-bras et la main verticaux qui se penchent en avant ; ce mouvement d’inclinaison s’interrompt quand la douleur apparaît (mimique douloureuse), tandis que lors du redressement de l’avant-bras et de la main l’expression de douleur disparaît.
Cette distanciation est encore augmentée par le recours aux images : par petites touches, le patient tentera d’évoquer ainsi sa douleur. Il pourra aussi accompagner la description de la douleur du récit des circonstances dans lesquelles celle-ci est apparue : brûlure de la paume s’exprimant par le retrait brutal de la main et l’expression de la douleur sur le visage, puis douleur devenant pulsatile (signe : paume contre paume, une main se contracte par alternance sur l’autre immobile), puis expression de soulagement quand elle s’atténue. Ou encore : joignant le geste à la voix, le locuteur exprime la douleur par un cri et une expression douloureuse du visage en faisant le signe d’une articulation qui plie (deux poings en vis-à-vis après désignation par pointage de l’articulation du genou, choc et expression douloureuse du visage. Ce type de description, très efficace, associe ainsi le lieu de la douleur, l’action déclenchante et le moment de sa survenue dans la séquence temporelle. Dernier exemple de description de la douleur autant que du processus qui est en cause : dans le cas d’un hallux valgus, main gauche à plat horizontale, l’autre à plat verticale se plie sur le bord interne de la main gauche, avec expression douloureuse du visage.
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Du côté du soignant signeur
S’il est demandé à un patient de mettre en œuvre ses capacités de narration, l’effort de déchiffrement du symptôme est tout autant du côté du médecin. Les questions du médecin doivent orienter le patient, mais doivent aussi lui laisser la liberté d’exprimer des propositions auxquelles le médecin ne s’attend pas, qui ne sont des réponses à aucune question. Il y a donc ajustement permanent de la relation entre les deux interlocuteurs, où la culture et les capacités d’expression de chacun sont en jeu. Il est donc essentiel que le soignant soit à l’aise dans son expression signée et le fasse sentir, pour décharger le patient de la tâche ingrate qui lui incombe souvent, à savoir celle de soutenir le pauvre signeur maladroit qu’il a en face de lui, par le moyen souvent tout aussi maladroit et incompris d’une oralisation et d’un abandon provisoire des signes, lequel précipite la communication dans un naufrage mutuel.
Pour le soignant signeur faisant face à un patient ayant des difficultés de verbalisation, il est indispensable de répéter un énoncé, même plusieurs fois, et surtout de revenir sur l’ensemble de la séquence et du contexte situationnel : il ne faut pas hésiter à paraphraser et à reprendre l’enchaînement des événements en commençant parfois très loin en arrière pour arriver au point que l’on veut éclaircir.
D – Évaluer la douleur : une échelle visuelle analogique pour les sourds
Une recherche est actuellement en cours, pilotée par une équipe du CHU de Grenoble et incluant quatre unités de soins des sourds (Marseille, Paris, Strasbourg et Grenoble)[5].
Cette étude, qui s’adresse exclusivement aux usagers sourds, s’appuiera sur plus de 300 tests (252 patients inclus à ce jour). Elle consiste d’une part à évaluer la douleur en comparant l’utilisation de la réglette standard et celle d’une réglette créée ad hoc pour les patients sourds[6], colorée (en rouge pour le côté douloureux et en vert pour le côté indolore), comportant une série de visages schématisés, dont l’expression varie progressivement du froncement des sourcils avec plissement extrême des yeux pour le pôle de la douleur, aux traits sereins pour le pôle indolore, et quelques indications écrites en français simplifié. D’autre part, cette recherche porte sur l’évaluation de la compréhension par le patient de la question posée par l’examinateur soit en français oral, soit en langue des signes. En utilisant séparément les deux paramètres (une règle par rapport à l’autre) et de la langue de l’entretien (français ou langue des signes) puis en les combinant, l’objectif est de comparer les réponses du patient et de savoir si le type de réglette utilisée et la langue de l’interrogatoire influent sur la qualité de la réponse.
L’hypothèse de départ est que la présence ou l’absence d’une langue vivante partagée par le soignant et le patient sourd et le recours ou non aux images pourraient bien avoir un effet sur l’évaluation de la douleur par le patient sourd comme par le soignant. La recherche devrait permettre aussi de déterminer lequel des deux facteurs est le plus déterminant. Accessoirement, il faudra se poser la question de la pertinence du recours à des images forcément connotées sur un plan culturel, toutes les cultures ne donnant pas le même sens au rouge et au vert et ne donnant pas le même sens aux représentations schématiques du visage.
L’instauration d’une relation thérapeutique nécessite une négociation, un accord mutuel entre soignant et soigné. La réalisation d’une alliance thérapeutique est le fruit d’un compromis entre le médecin qui tente d’intelliger les symptômes du patient et le patient qui cherche à énoncer sa vérité. Cette négociation, quelle que soit la difficulté de dire, d’évoquer ou d’évaluer la douleur, ne peut faire l’impasse non seulement d’une langue commune au médecin et au patient, mais encore d’un savoir partagé, déjà présent ou à créer. L’évaluation de la douleur, qui ne peut être réduite à l’utilisation d’une réglette, est inséparable de l’être-au-monde du patient qui souffre et de celui du soignant qui lui fait face. La mise en scène de la douleur au moyen de la langue des signes fournit des informations qualitatives d’une grande richesse dont tous peuvent tirer profit.
Je remercie Antoine Sterckeman, intermédiateur sourd de l’équipe de l’Unité d’informations et de soins des sourds de l’hôpital Pitié-Salpêtrière, et les patients de l’unité, qui m’ont aidé à rédiger cette communication.
[1] Circulaire DHOS/E1 no 2007-163 du 20 avril 2007 relative aux missions, à l’organisation et au fonctionnement des unités d’accueil et de soins des patients sourds en langue des signes (LS).
[2] David Le Breton, Anthropologie de la douleur, Paris, Métailié, 1995, pp. 38-39.
[3] Ibidem, p. 43.
[4] Sigmund Freud, Le mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient, Paris, Gallimard, 1976 (réédition de 1930), pp. 129-130.
[5] Équipe Promoteur de Grenoble :
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Centre coordinateur de l’étude : Dr Sandra David-Tchouda et Mlle Massicot, Cellule Innovations, CHU de Grenoble
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Équipe à l’initiative du projet : Mme Isabelle Sériès et Dr Benoît Mongourdin, CHU de Grenoble.
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