♦ L’Institut national de jeunes sourds de Paris
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L’Institut occupe les lieux de l’ancien sémi­naire oratorien Saint-Magloire. Depuis 1989, les vieux murs de «Saint-Jacques » (comme l’appellent ses familiers) et son célèbre jardin sont classés et mis à l’abri de projets de rénovation intempestifs. Pourtant, on ne peut manquer d’être frappé par le contraste entre l’extraordinaire importance, ­pour les sourds comme pour la société tout entière, de son patrimoine et la négligence de sa mise en valeur.
Le patrimoine historique, artistique et culturel de 11.NJS. de Paris est d’une grande richesse. Cet éta­blissement public s’enorgueillit d’une bibliothèque contenant plus de dix mille volumes consacrés à la surdité et couvrant la période du XVIIe siècle à nos jours. Les archives manuscrites représentent plus de cent soixante dix cartons de documents originaux, pour la plupart inconnus et inédits, rédigés de la main même des acteurs de l’histoire bicentenaire de cette école. À ces trésors, s’ajoutent plusieurs centaines de tableaux et de sculptures et plusieurs milliers d’estampes, réalisés par des artistes sourds ou enten­dants et dont certains sont d’une excellente facture (Langlois, Lenepveu, Peyson, Martin, etc.)
Depuis la disparition, au début de notre siècle, des œuvres du Musée Universel des Sourds Muets (dont un grand nombre a disparu ou a été détruit), la mémoire de Saint-Jacques et des sourds part en lam­beaux. Les œuvres conservées ont atterri dans les greniers et les caves où elles ont subi de graves dété­riorations. La bibliothèque, elle, avait bénéficié de l’ardeur inlassable et bénévole d’un ancien profes­seur de l’école, René Bernard, qui a permis à des cen­taines de chercheurs de satisfaire leur curiosité. Avec la disparition de ce grand érudit, la bibliothèque a replongé dans le néant dont il avait tenté de l’extraire. Aucune mise à jour du fonds, aucun prêt, aucune consultation d’ouvrages ne sont possibles.

 

Un début

 

La vétusté des locaux qui abritent ces richesses et où se déroule l’enseignement quotidien des élèves a été régulièrement dénoncée par les professeurs et les membres du Conseil d’administration. Aujourd’hui les signes du renouveau sont patents mais il reste encore beaucoup à faire. Ainsi, l’Institut a subi de récentes transformations. Jusqu’à la fin du dix-neuvième siècle, son architec­ture s’était modifiée par touches successives. Il aura fallu attendre les années 1980 pour qu’un plan de rénovation, de très grande ampleur, accroisse et rende plus fonc­tionnel le cadre bâti. Les nouveaux ateliers d’ensei­gnement professionnel ont ouvert leurs portes en novembre dernier. D’importants travaux de réhabili­tation sont prévus pour les autres corps de bâtiments. Le début des années 1980 a vu les premières restau­rations : avec le concours des ateliers du Louvre et de l’Institut français de restauration des œuvres d’art, près d’une centaine d’œuvres ont été restaurées, bien d’autres attendent leur tour… Les archives manuscri­tes ont été retirées en 1983 des caves où elles croupis­saient. Elles commencent à être répertoriées, mais le matériel informatique adéquat fait toujours défaut.

 

« Le pouvoir des signes »

 

Il y a un an, l’Institut a commémoré le bicentenaire de sa fondation en présentant au grand public une partie de son patrimoine dans l’exposition intitulée « Le pouvoir des signes», à la chapelle de la Sorbonne. Si les enjeux de cette exposition étaient multiples, le capital culturel de Saint-Jacques était au centre des objectifs fixés. La préparation de l’exposition a accé­léré le mouvement de restauration des œuvres et a abouti à la constitution d’un fonds de reproductions photographiques, partiellement accessible aux cher­cheurs. Alors que l’Institut a été sommé de réduire son personnel, au même titre que d’autres établisse­ments publics, il semble aujourd’hui envisageable de créer un poste de bibliothécaire-documentaliste. Une demande est en cours auprès du ministère de la cul­ture.

 

Depuis 1791

 

D’où vient ce patrimoine, et que représente-t-il pour les sourds et pour l’histoire de notre société ?
On sait que l’Institut national des Sourds-Muets de Paris fut la première école publique pour sourds créée par l’Assemblée Nationale en 1791, dans le sil­lage de l’œuvre pionnière de l’abbé de L’Épée. Depuis sa fondation, cet établissement a joui d’une grande renommée grâce à son emplacement au cœur de la capitale, à son caractère public, à sa proximité géographique du pouvoir politique, au réseau de relations qu’il a tissées avec les établissements homologues et les sourds de France et du monde entier, enfin à la diversité de son expérience qui a alimenté nombre de débats médicaux, psychiatriques, sociologiques, pédagogiques, linguistiques, anthropologiques, philosophiques, cinématographiques, etc.
Pour les entendants. Saint-Jacques a souvent représenté l’observatoire idéal de la surdité et, partant, le lieu d’où peuvent être interrogées l’identité, la langue, la psychologie, en somme l’humanité de tout être humain. Pour les sourds, l’Institut a largement contribué à leur sentiment d’appartenir à une communauté : c’est à l’Institut, dans les années 1830, qu’est né le mouvement sourd, avec ses banquets annuels et ses associations, ses revendications d’égalité des droits civils et de reconnaissance de la langue des signes comme langue à part entière. Tous les fils d’une histoire, qui pèse de tout son poids sur la situation actuelle des sourds, se sont noués à Saint-Jacques. Les expériences, les témoignages écrits, les dons de particuliers ont convergé au cours des ans pour constituer ce fonds prestigieux qu’il faut maintenant préserver et développer.

 

L’heure de vérité

 

Ce n’est qu’en 1976 que le ministère de tutelle a levé l’interdiction qui avait banni la langue des signes de l’enseignement depuis les décisions du Congrès de Milan en 1880. Depuis plus d’un siècle, cette décision, pièce maîtresse d’une stratégie d’occultation de l’histoire des sourds, a produit ses effets. Aujourd’hui, l’Institut est secoué par une crise structurelle qui concerne les méthodes pédagogiques et les moyens en œuvre pour assurer un enseignement digne de ce nom. La résolution de cette crise est d’un intérêt majeur pour l’avenir de l’école mais aussi pour les générations de sourds qu’elle concerne et concernera. Il n’y a, dit-on, de destin que là où il n’y a pas d’histoire : le manque d’intérêt, voire le refus de mettre en valeur et de rendre accessible au public le fonds bibliographique et iconographique de l’Institut, conduira-t-il à la même méconnaissance du passé, aux mêmes atteintes aux droits et à la dignité des sourds ?

 

(Article paru dans L’Âne, magazine freudien, jan-mar. 1991, numéro 45)