♦ Journée « Santé mentale et surdité »
Toulouse, hôpital La Grave, 10 mai 2012
&

 

L’ouverture en 1995, officiellement le 1er janvier 1996, de la première unité de soins pour sourds sur le territoire français est passée presque inaperçue dans le monde médical et hospitalier. Son succès a pourtant encouragé les pouvoirs publics à soutenir la création progressive de nouvelles unités, réclamée par les usagers sourds, les associations de sourds et les professionnels de la médecine et de la psychiatrie concernés. Elles sont aujourd’hui au nombre de 14, leur activité globale est en constante augmentation et la nécessité de leur présence n’est plus à démontrer.
Usagers et soignants peuvent dire avec le recul, à juste titre, que l’apparition de ces unités constitue un événement majeur de ces deux dernières décennies. Les unités ont pour ainsi dire fait effraction dans l’univers du soin et leur surgissement a pu paraître à plus d’un titre scandaleux dans le fonctionnement traditionnel du monde hospitalier. Deux aspects, mais ils ne sont pas les seuls, ont surtout marqué les esprits.
Le premier est l’imposition de la présence permanente, principielle, de la langue des signes française dans la pratique soignante quotidienne. Accueillir les patients sourds dans la langue de leur choix et en particulier, pour ceux qui l’exigent, en langue des signes demeure, de loin, l’avancée majeure. Cela n’a pas été sans mal. Il a fallu former des soignants à cette langue, l’instaurer comme langue courante dans les staffs, embaucher des interprètes pour mettre en place les ponts linguistiques entre soignants et soignés. Il a fallu l’inscrire dans une pratique collective quotidienne en la rendant continûment visible par nos collègues entendants, rarement hostiles mais souvent à cent lieues d’imaginer les raisons de ces choix. Il a fallu convaincre les administrations et les personnels que la pratique de cette langue minoritaire ne remettait pas en cause les fondements de la République française, qu’il ne s’agissait là ni d’un caprice idéologique ni d’un folie budgétaire et que l’instauration d’une pratique constante, vivante et soutenue de la LSF représentait la condition sine qua non de la mise en œuvre de soins adéquats. Le travail quotidien réserve ainsi des instants de bonheur. Pour l’usager qui me rencontre pour la première fois et qui n’a pas connu d’autres psychiatres auparavant, il n’est pas rare qu’après cinq minutes de conversation il interrompe son récit, saisi d’un émotion qu’il me transmet instantanément, et me dise : « C’est la première fois que je peux me confier librement dans ma langue à un professionnel. J’ai l’impression d’être enfin chez moi… ». Pour une fois au moins dans sa vie, un entretien pour des soins n’est plus une épreuve nécessitant un effort, le patient se sent reconnu et s’autorise à se laisser aller, son message est adressé en face à face, dans la forme qui lui convient le mieux, permettant à l’alliance thérapeutique de s’engager sans attendre.
La deuxième sorte de scandale, indissolublement liée à la première, a été l’embauche par le service public de soignants sourds dans les équipes de ces unités. Aucun argument, aucune pratique n’a plus fait pour le rapprochement entre les usagers sourds et les soignants entendants que l’arrivée des soignants sourds dans les équipes de soins. Désormais, les sourds ne sont plus seulement la cible de la sollicitude des soignants entendants, ils deviennent leurs collègues. Ils aident ainsi ces derniers à modifier leurs pratiques et leurs représentations pour mieux répondre, plus souplement et dans une plus grande efficacité, aux besoins de santé de la population sourde. Certes, d’un point de vue sociologique, les soignants sourds n’ont pas encore atteint le niveau des soignants entendants, tant qualitativement par les types de formations suivies et les diplômes obtenus que quantitativement par leur nombre. Mais leur présence est de celle qui compte et qui contribue considérablement à changer l’environnement soignant. L’embauche de professionnels sourds participant à l’élaboration et la conduite des soins a donc été la condition de la mise en place de soins adaptés aux usagers sourds.
Comme vous le savez, l’importance de ces deux aspects a été pleinement reconnue par la circulaire de la DHOS d’avril 20073 qui régit la création et le fonctionnement des unités de soins pour sourds. Comme professionnels à part entière intégrés à une équipe de soins mais aussi comme citoyens dont le rôle social est enfin reconnu, les sourds affirment désormais leur existence, en ce lieu comme en tant d’autres depuis que le mouvement du « Réveil sourd » des années 75 les a projetés sur le devant de la scène.
Je voudrais vous livrer ici certaines réflexions personnelles plus spécifiques à ma pratique psychiatrique. Je dis « ma pratique » parce que je n’ai pas la prétention de parler au nom de toutes les unités. Je n’ai pas sollicité l’accord de mes collègues pour vous les présenter. Ce ne sont que des idées qui ne demandent qu’à être débattues.
Les sourds constituent une minorité sociale et linguistique. Il n’est donc pas facile pour eux d’affirmer leur existence individuelle et collective, il ne va pas de soi que les entendants connaissent leurs modes de vie, leur langue et leurs façons d’être. Cette affirmation d’existence de la part des sourds, quelle que soit sa forme, se heurte quotidiennement à de multiples résistances et à des préjugés de toutes sortes qui la retournent systématiquement vers la non existence. Ce déni est général, partagé non seulement par l’entourage des sourds ou par les professionnels, y compris nous-mêmes, mais encore par les sourds eux-mêmes. Il ne faut pas s’en étonner. Ayant été élevés dans un environnement tissé de déni, il est normal que les sourds finissent par faire leur l’idée qu’ils sont incapables, que la surdité est une chose naturelle et indépassable, que les choses sont ainsi et ne peuvent être autrement. Cette désubjectivation, cette objectivation de l’existence est le symptôme majeur que nous rencontrons tous les jours en psychiatrie. Il résume à lui seul la quasi-totalité des souffrances des sourds. Le corollaire en est que, par le chemin de la thérapie comme par celui de la lutte citoyenne, en réintroduisant la dimension de la relation, en ranimant les relations sociales et affectives des sourds, en envisageant leurs carapaces défensives et chosifiantes comme des réactions nécessaires de survie et de protection, en reconnaissant et en légitimant les violences réelles et symboliques dont les sourds ont été victimes tout au long de leur vie, la voie de la subjectivation recommence à être empruntée, la vie reprend ses couleurs, le repérage de l’être sourd dans son environnement se renforce et lui redonne prise sur la réalité et sens à ses actes.
« Pharmakon ». Vous savez que ce terme de l’ancien grec signifie, comme le terme « drogue » d’ailleurs, à la fois médicament et poison. Faire du bien ou faire du mal, cette ambiguïté est inscrite au cœur de l’action médicale. Le médecin se met au service de la vie, ou à celui de la mort. Qu’elle soit intentionnelle ou involontaire, la violence médicale est potentiellement inscrite dans toute action thérapeutique. L’intervention soignante comme le lien social peuvent œuvrer dans deux directions opposées : vers l’affirmation de soi, le déploiement individuel, la création, la santé, l’épanouissement des potentialités, l’expression sociale et citoyenne, le plus d’existence, en un mot vers la vie, ou au contraire vers la dépendance, la contrainte, l’oppression, la réduction des libertés, l’objectivation de la personne, l’aggravation de la maladie, bref vers l’inexistence et la mort. Il n’est donc pas certain et donné d’emblée que je mette effectivement et sans condition mes forces au service de ces valeurs d’affirmation et d’épanouissement individuel et social. Certaines forces opposent une inertie et des résistances aux efforts déployés en faveur de l’émancipation. Comme professionnel et comme citoyen, je ne suis nullement assuré du bien-fondé de mes actions émancipatrices : quelles que soient mes intentions conscientes et l’enfer étant pavé des meilleures intentions, il se peut que je renforce les forces de réduction de l’existence et de mort. Il n’existe aucune garantie, aucune certitude quant à la légitimité de mes interventions. J’agis donc dans l’effort incessamment renouvelé de repérer et d’analyser ces forces destructrices, y compris quand elles sont à l’œuvre dans ma vie, et de me déprendre d’elles autant que mes capacités, mes relations sociales et les conditions environnementales me le permettent.
Mes efforts vont donc se déployer dans deux dimensions qui me paraissent complémentaires : la dimension politique, citoyenne, d’un côté, la dimension thérapeutique et soignante, de l’autre.
Côté citoyen, je vais lutter pour que les soins des sourds soient reconnus dans toute leur légitimité, auprès de mes collègues entendants qui ignorent presque tout de l’expérience de vie sourde. Cela signifie des réclamations incessantes auprès de l’administration de l’hôpital, des revendications (le matériel, le budget, le personnel, les conditions de travail, l’information, la formation permanente et j’en passe), des séances d’informations au cours desquelles circulent des idées qui vont lentement modifier les pratiques et les représentations et combattre les préjugés. Il s’agit d’ordonner l’ensemble des contradictions qui tissent la vie d’un hôpital pour créer une réelle possibilité de soigner, pour rendre le cadre thérapeutique afin que le regard clinique et les soins puissent se déployer correctement. Aucun effort n’est inutile : de l’organisation de l’accueil en langue des signes des patients au confort de la salle d’attente, de la température de mon bureau à l’éclairage qui va rendre la conversation aisée (je pense particulièrement aux sourds-malvoyants), de ma disponibilité qui repose sur mon propre sentiment de sécurité et donc in fine sur la stabilité des conditions d’exercice du travail de l’équipe (les contrats de mes collègues, leurs relations mutuelles de travail, la disposition des bureaux, etc.). Il y aura donc de ma part une lutte sans relâche pour organiser un monde afin de le rendre ordonné, cohérent, tendu vers l’obtention d’un cadre qui soit rendu véritablement thérapeutique – c’est ce que j’appelle la lutte politique et citoyenne, dans laquelle j’inclus ma participation aux côtés des sourds à leurs efforts pour être socialement reconnus, ma lutte avec mes collègues pour imposer une certaine conception de la psychiatrie, qui tourne le dos à l’idéologie ultra-sécuritaire et chosifiante de certains décideurs, ou encore mon combat contre le démantèlement de la psychiatrie publique et du service public en général. Comme citoyen, je lutte pour la préservation de droits acquis mais aussi pour la conquête de nouveaux espaces de citoyenneté, autrement dit pour nourrir et promouvoir la démocratie.
Vous le voyez, il y a là un immense effort fait de tensions, de vigilance à l’égard de toutes les idées et les pratiques qui ont cours dans l’exercice quotidien du travail, et de prises de position sans trêve pour développer le cadre thérapeutique ou du moins éviter qu’il soit, même sur des détails, remis en cause ou détruit.
De l’autre côté, il y a la thérapie. La thérapie, elle aussi, nécessite de faire des efforts, il ne s’agit pas de se reposer et de regarder le patient englué dans ses contradictions. Si le patient vient me demander de l’aide, ce n’est pas seulement en l’écoutant passivement que quelque chose va se transformer dans sa situation. Je vais devoir retrousser mes manches et mettre les mains avec lui, dans le cambouis de ses apories, de ses errements, de ses souffrances. Mais au contraire de ce qui se passe dans la lutte politique, l’effort que je vais déployer est tout le contraire du premier. Je vais devoir me laisser aller, me rendre aussi souple que possible (aussi souple que me le permettra le cadre thérapeutique, c’est pour cela que j’insiste tellement sur la nécessité de le conformer pour le rendre tel) pour me mettre à la portée du patient. Cela signifie me mettre en état de flottement mental, me défaire de mes certitudes, pouvoir me laisser surprendre, être attentif à ne pas juger, à écouter autant que faire se peut sans préjugés, à m’intéresser indistinctement à tous les aspects du discours et du comportement du patient, à observer ses réactions comme les miennes, opposées ou complémentaires mais forcément couplées, car la psychothérapie c’est comme le tango – il faut être deux pour le danser. Bref, il s’agira de perdre mes repères habituels, de mettre en veilleuse mes valeurs mêmes les plus assurées et d’ouvrir mon écoute à l’inouï, fût-il gestuel. Cette disposition, je la nomme transe hypnotique ou semi-hypnotique. La transe, c’est celle que Freud, qui, contrairement à ce qu’on entend dire ça ou là n’a jamais oublié tout au long de sa vie qu’il avait pratiqué l’hypnose, appelait l’attention flottante. Il me semble que l’unique manière de donner corps et consistance au vécu des patients sourds, de les accompagner vers le plaisir, l’action et l’affirmation de leur existence, pour moi qui suis thérapeute et entendant, c’est de me dissoudre et d’adhérer le plus étroitement à leur expérience, c’est, dans le temps de la séance et autant qu’il m’est possible, de partager leurs préoccupations, leurs habitudes, leurs manières de s’exprimer, leurs aspirations, quoi qu’il m’en coûte et quoi que j’en pense par ailleurs. En un mot, je dois faire l’effort de ne pas faire d’effort.
Je tente de résumer en quelques mots ce qui me paraît caractériser cette rencontre incroyable, inouïe, d’un soignant entendant avec un usager sourd. Bernard Mottez, le grand sociologue de la surdité, disait que la surdité est l’expérience du déni. Le travail du thérapeute n’est rien d’autre que le démantèlement du déni, qu’il faut débusquer sous toutes les formes qu’il peut revêtir : le déni social dont le patient a été victime, le déni que je peux moi aussi promouvoir, même sans le savoir, dans le présent de la relation thérapeutique, et le déni que le patient a intériorisé et dont il croît qu’il ne peut ni ne doit se défaire. L’émancipation sociale et l’émancipation individuelle, de mon côté comme de celui du patient, ne sont pas du même ordre et j’ai pris soin de les distinguer. Néanmoins, ce que l’expérience de la surdité ne cesse de nous rappeler, c’est que l’une ne va pas sans l’autre. C’est ainsi que sont mis à jour et, dans les meilleurs des cas, modifiés et reconfigurés, les liens, évidents ou plus subtils mais toujours étroitement tissés, entre le vécu d’angoisse le plus intime, fruit de la désubjectivation de l’individu, et la grande histoire, celle du monde agité de crises et d’indignations que nous traversons aujourd’hui.