♦ À propos de l’article de Carole Gutman
“L’interprète en situation psychiatrique/psychothérapeutique”
Le Journal de l’AFILS, n°56, juillet 2005, pp. 32-34
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Sollicité pour commenter l’article de Carole Gutman, je me bornerai à formuler quelques remarques, convaincu qu’il est vain de prétendre épuiser un sujet aussi vaste et aussi riche en un article ou même en un livre.
En France, la présence d’un(e) interprète langue orale/langue des signes dans les entretiens psychiatriques/psychothérapeutiques entre soignants entendants et patients sourds revêt un caractère encore exceptionnel, contrairement aux pratiques devenues courantes des professionnels des États-Unis, pour ne citer que cet exemple. Or l’intervention d’un interprète dans des entretiens de ce type pose, d’emblée ou à la longue, une série de questions.
Du côté du thérapeute, il est commode, pour des raisons pratiques mais aussi théoriques, de distinguer les entretiens à visée diagnostique (évaluation d’une situation et proposition d’orientation thérapeutique) de ceux qui tentent de soulager le patient de sa souffrance (thérapie proprement dite). C’est pourquoi il est fréquent que les soignants considèrent la présence d’interprète plus adaptée aux entretiens – « états des lieux » occasionnels, qu’aux séances qui engagent le patient vers la modification de son comportement.
Or, aussi commode soit-elle, cette distinction schématique se trouve souvent contredite par les faits et se révèle ainsi fausse. Un diagnostic, un « état des lieux » de la situation d’un patient peut en effet nécessiter de très nombreux entretiens s’étalant sur un longue période. Certaines affections, certains traumatismes ne peuvent être évalués correctement qu’avec un long recul et le diagnostic peut n’être assuré que rétrospectivement. C’est même souvent le début de modification du comportement qui confirme ou infirme l’impression diagnostique initiale. Inversement, un entretien peut revêtir un caractère thérapeutique dès la première rencontre entre le patient et le soignant, soit parce qu’il y avait urgence, soit parce que l’échange a rapidement libéré chez le patient des initiatives salutaires qui n’attendaient que cette occasion pour se produire. L’évaluation diagnostique et la thérapie apparaissent donc intrinsèquement liées et, que les entretiens demeurent isolés ou qu’ils se multiplient, l’interprète qui se risque à coopérer s’expose toujours à des enjeux qui débordent largement ceux d’une traduction.
Du côté de l’interprète, la présence systématique de ce dernier dans les entretiens psychiatriques entraîne l’exercice de son métier vers une sorte de spécialisation qui le mène aux confins de son rôle, là où les frontières ne sont plus aussi nettes entre ce qu’on attend de lui et ce qu’on attend du thérapeute. J’ai rencontré des interprètes français que préoccupent beaucoup les dérives de leur pratique dès lors que leur présence régulière entre des interlocuteurs identiques pose la question du respect de leur déontologie, lorsqu’ils réalisent, par exemple, que par la force des choses ils deviennent partie intégrante de la thérapie. Cette prise de conscience peut les amener à rebrousser chemin et à refuser de s‘engager plus avant dans ce type d’entretiens. En revanche, sans chercher à généraliser, j’ai pu constater que des interprètes nord-américains semblent se rallier à une définition souvent plus élastique de leur rôle et ne craignent pas de franchir le pas de la thérapie, sciemment ou non.
La question peut aussi être abordée par un autre biais. La compréhension d’un message nécessite la construction d’un sens. Ce sens n’est pas donné à un interlocuteur qui le reçoit passivement, il est construit par lui dans un processus actif. Il en va ainsi de toute interlocution. Dans une situation duelle, la présence d’un interprète introduit une instance supplémentaire : le thérapeute construira un sens à partir du dire de l’interprète, lequel a lui-même construit un sens à partir du dire du patient (et le processus opère en sens inverse lorsque c’est au tour du thérapeute de s’exprimer). Il est clair que dans ce dispositif, la relation n’est plus duelle mais plurielle. Je nuancerai ici l’affirmation de Carole Gutman lorsqu’elle écrit que « la relation duelle est à privilégier ». En psychiatrie, dans le domaine du diagnostic comme dans celui de la thérapie, les pratiques varient et les entretiens duels ne constituent pas la seule manière de travailler des soignants (qu’on songe aux entretiens familiaux, aux thérapies de couple, aux entretiens avec un patient auxquels participent deux thérapeutes, etc.). Simplement, la présence d’un(e) interprète complexifie le dispositif par l’introduction de paramètres supplémentaires qu’il y a lieu de prendre en compte dans une analyse correcte des données cliniques recueillies au cours de l’entretien. Le danger réside non dans la présence d’un(e) interprète mais dans la négligence de ces paramètres et de leurs effets dans la relation soignant-soigné.
Lors d’une rencontre, on appréciera ou non les effets de la présence d’un(e) interprète selon qu’on met l’accent sur la nécessité d’un transfert de discours (sur le rôle de passeur de l’interprète) ou sur les inévitables transformations de sens qu’entraîne ce dispositif (lorsque l’interprète fait écran au transfert d’un message). C’est pourquoi le recours à un(e) interprète en milieu psychiatrique apparaît tellement ambigu : dans certaines occasions, ne pas faire appel à un interprète-passeur peut se révéler aussi préjudiciable, bien que pour des raisons différentes, qu’accepter un interprète-écran.
Ce que les divers exemples fournis par Carole Gutman mettent particulièrement en exergue, c’est le caractère spécifique de la relation soignante par rapport à toute autre situation d’interprétation. Un entretien psychiatrique n’est pas fait que d’échanges verbaux. Certes, la parole en constitue une part essentielle, mais la part du « non-verbal », comme l’on dit souvent sans pourtant définir le contenu de ce fourre-tout, n’en est pas moins négligeable. Les gestes, les comportements, les actes, volontaires ou involontaires, produits au cours de l’entretien, les corps en présence (l’histoire, l’âge, la condition physique, les croyances, la culture, etc., des participants) représentent incontestablement une dimension essentielle à soumettre à l’analyse. L’interprète est là pour transmettre du sens, voilà qui est entendu. Or il faut rappeler que la question du sens est inséparable de celle du langage, mais qu’elle ne s’y réduit pas. C’est au contraire le sens qui excède et englobe le langage, qui le précède et qui subsiste quand il n’y a plus de langage. Nombre de psychanalystes fétichisent le langage (« tout est langage », « l’inconscient est structuré comme un langage », etc.) et, en nouveaux théologiens, le posent comme principe de toute chose (« au début était le verbe »). Pourtant, « le signe de la chose n’est pas la chose, et une sémiologie ne peut donc pas expliquer les choses. Or, les choses ont du sens. […] Ce qu’il y a d’originaire et d’originel dans le sens est irréductible au sémiotique » (Augustin Berque, Écoumène, Introduction à l’étude des milieux humains, Paris, Belin, 2000, p. 118).
Le non-verbal, le hors langage participe à la construction du sens. Mais ce qui est demandé à l’interprète c’est seulement de traduire des paroles. Que les éléments non-verbaux, hors langage, impriment leur marque dans la construction d’un sens (en concourant voire parfois en s’opposant à cette construction) ne change rien à l’affaire : le rôle princeps d’un interprète est de traduire du verbal en verbal. Le rôle du thérapeute est certainement plus large : il consiste aussi à prendre en considération ces données hors langage pour elles-mêmes et à les agréger au dire du patient pour dégager un sens plus global. Confronté à la situation de son patient, le soignant ne saurait se limiter à son seul dire. Les errements des psychanalystes sont souvent l’effet d’une négligence du non-verbal (des comportements, du corps, etc.) au profit du seul matériel verbal (fétichisation du signifiant). C’est aussi dans cette perspective réductrice que certains considèrent la bonne interprétation comme le nec plus ultra de l’analyse (la solution est toujours dans le langage). De tout autres conceptions et pratiques psychothérapeutiques émergent chaque fois que, reconsidérant la place du langage, on enracine le sens hors du langage. La modification thérapeutique ne réside plus dans la seule interprétation mais dans l’action et dans le geste : le thérapeute s’attend à et prépare la mise en mouvement du patient. Il ne s’agit pas de nier la valeur de la parole mais d’en montrer le caractère éminemment relatif par rapport au non-verbal. En ce sens, une interprétation n’a de valeur que pour autant qu’elle participe à cette mobilisation globale de l’être. C’est excéder le rôle de l’interprète que de lui demander d’interpréter les gestes (entendons ici la gestualité non-verbale, les comportements) : s’exécutant, il en devient thérapeute à son tour.
Partant du texte de Carole Gutman, il me paraît important d’essayer de dégager quelques lignes directrices de ce qui pourrait constituer un travail d’analyse en profondeur des situations d’interprétation à visée soignante.
Il serait essentiel de distinguer les effets de la présence et du modus operandi d’un interprète lors d’une rencontre psychiatrique sur le déroulement de l’entretien, sur le propre vécu de l’interprète, sur le comportement du soignant et sur celui du patient. Le dispositif produisant des effets cliniques distincts selon sa configuration, il serait du plus grand intérêt de comparer 1) les résultats d’entretiens avec interprète à ceux d’entretiens sans interprète, 2) les effets d’entretiens avec interprète à ceux d’entretiens avec un(e) médiateur/trice sourd(e), 3) les données observables d’entretiens de thérapeute sourd avec un patient sourd et 4) les effets de la présence d’un interprète sur le déroulement d’un entretien entre un thérapeute sourd, un patient sourd et un membre de sa famille entendante.
Ce travail d’analyse est déjà entamé : des réunions internationales s’y sont déjà consacrées, des publications (en trop petit nombre malheureusement) ont vu le jour. Il conviendrait de le poursuivre en constituant un groupe permanent de recherche (interprètes, thérapeutes, personnel soignant, etc.), ce à quoi l’association GESTES pourrait contribuer dans le cadre d’un partenariat avec l’AFILS et toute partie concernée, sous toute forme que ce soit (rencontres-peau, chat-conférences, visio-conférences, recueil de séquences vidéo, écrits, etc.). Le site de l’association GESTES (www.gestes.org) est sur le point d’être mis en ligne et sera utilisable dès la rentrée : il pourrait utilement être mis à contribution.