♦ Ils signent
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Un sourd, un entendant, un interprète. Le dispositif, car c’en est incontestablement un, est simple. Pour Richard Bruston qui l’a conçu, il s’agissait au départ d’instaurer un cadre où deux personnes, par l’entremise d’un passeur, viendraient à la rencontre l’une de l’autre puis produiraient un écrit. Ce dispositif n’est pas sans rappeler celui de la psychanalyse : dans un espace artificiel créé ad hoc et séparé du monde, deux êtres tentent de jeter un pont entre leurs différences et de croiser leurs vérités. Comme son homologue thérapeutique, ce colloque singulier (et unique) n’instaure pas un échange symétrique : il revient au sourd de s’exprimer en premier, à l’entendant de se laisser affecter et de réagir, parfois dans l’instant mais surtout dans l’après-coup, dans la solitude de l’écriture. Ici, bien sûr, n’entre en jeu aucun objectif de soin. On ne connaît pas les effets, à plus long terme, de cette rencontre sur les protagonistes, mais nous autres, qui n’avons pas assisté à l’échange, pourrions bien ressortir définitivement transformés par la lecture de ces traces écrites, et peut-être, en retour, pour le plus grand bien des acteurs de cette confrontation.

Parlant de soi, chacun, à sa manière, parle du monde et de la conception qu’il en a. Dans des termes simples mais incarnés, les sourds décrivent leur condition et le regard que leur portent les entendants. Leurs vies dessinent un parcours qui va de l’ère de la honte et du sentiment cinglant du manque que leur inflige leur confrontation à l’entourage, au temps de l’affirmation de soi. Non sans colère ni révolte contre un monde qui, décidément, est mal fait.

Négligés voire ignorés, assistés comme des enfants, moqués par les racistes qui les relèguent à n’être que des sourds, délaissés dans leur enfance par leurs pères, les sourds vivent dans l’idée que, quand on est sourd, en tout lieu et à toute heure, “on ne peut pas” (être footballeur, astronaute, etc). Ceux qui le pensent n’ont pas encore osé imaginer ou n’ont pas été informés qu’il existe bel et bien, lorsque le contexte le permet, des sourds médecins, avocats ou pilotes. Aucune nécessité naturelle n’exclut les sourds de places qu’ils pourraient occuper si le monde voulait bien tourner son regard fasciné par l’infirmité indépassable, irréversible, des corps vers le handicap, qui est affaire de relation et de société et que l’engagement de chacun, sourd ou entendant, pourrait réduire.

Mais pour éprouver cela, il faudrait se laisser aller dans ce mouvement où nous entraînent les poètes, sourds et entendants, de ces entretiens. L’imagination et le rêve, seuls capables de nous amener à explorer les ressources et les dispositions cachées, nous aident à reconfigurer le monde en défaisant les préjugés qui sidèrent. Ils nous rendent familier cet autre étranger que nous réussissons parfois à reconnaître en nous-même.

L’histoire nous enseigne que la surdité a souvent été prise comme observatoire de la normalité. De ce fait, les vingt-six rencontres sont, une fois de plus, l’illustration exemplaire. Se parler pour modifier la relation de soi à soi et, finalement, se déprendre et devenir libre : l’enjeu est proprement formidable. Dans les expériences dont ces textes témoignent, certains puiseront, du moins l’espère-t-on, de quoi croire en l’humanité.

 

(Préface de l’ouvrage de Richard Bruston, Ils signent, sans éd., sans date, publié lors de l’exposition photographique homonyme réalisée à Montpellier, 1999.)