♦ Colloque “Dire en signes”
École Supérieure des Beaux-Arts de Marseille, 5 et 6 avril 2007
École Supérieure des Beaux-Arts de Marseille, 5 et 6 avril 2007
mardi avril 10, 2018 0 Comments Non classé
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Les réflexions qui vont suivre sont celles d’un psychiatre et psychothérapeute qui travaille à l’unité d’information et de soins des sourds, à l’hôpital la Salpêtrière à Paris, qui n’est donc en rien un spécialiste en matière artistique mais qui s’est senti d’emblée partant lorsque le projet de l’ESBAM lui a été présenté. Je vais donc tenter, modestement, d’ajouter ma pierre à l’édifice en cours de construction.
Depuis le 18ème siècle, les efforts se sont concentrés sur les améliorations médicales ou techniques à apporter pour que les sourds puissent redevenir « normaux », c’est-à-dire (autant que faire se peut) entendants. Ces efforts se poursuivent encore aujourd’hui avec le même objectif, la réhabilitation auditive. Dans cette optique, l’accessibilité repose sur une modification du sourd, qui est soumis à des manipulations médicales, techniques, éducatives, etc. L’idée centrale est de réduire l’infirmité (le déficit auditif) pour faire disparaître le handicap (l’exclusion).
Premier renversement de situation. Dès le 19ème siècle, les sourds entrent sur la scène sociale, créent un puissant mouvement de revendication et réclament le droit d’exister et de vivre tels qu’ils sont. Je passerai sur les avancées et les reculs de la ligne de front entre ces deux positions (vivre sourd ou devenir un quasi entendant) pour en venir aux années 1975. Cette année-là voit l’émergence de ce qu’on a pu appeler le « réveil sourd ». C’est le début d’un formidable changement qui commence avec la diffusion de la langue des signes, interdite dans l’enseignement depuis presque cent ans, la création des premiers lieux où l’on a pu l’apprendre (les associations International Visual Theatre et l’Académie de la lange des Signes), l’émergence d’espaces où la surdité n’apparaît plus comme une maladie mais comme une manière d’être qui n’a rien à envier à la condition d’entendant. Les sourds affirment avec force que c’est à la société environnante de changer, de s’ouvrir à eux. Ils revendiquent d’avoir accès tels qu’ils sont à tous les lieux et fonctions dont ils étaient jusque là exclus. Ce sont ainsi des domaines entiers de la société qui commencent à être peu à peu saisis par cette problématique : les musées, les médias, la justice, etc. Et… la santé.
En 1995, l’UNISS (Unité d’information et de soins des sourds) est créée pour rendre la médecine enfin accessible aux patients sourds. L’unité de soins pour sourds ouvre ses portes à l’hôpital la Salpêtrière à Paris, sous l’impulsion de mon ami le Dr Jean Dagron, venu depuis lors s’installer à Marseille et que je salue ici, et sous l’efficace pression de la communauté sourde et de ses représentants. Elle poursuit un seul objectif : permettre aux sourds d’accéder à des soins de qualité sur un pied d’égalité avec les entendants, autrement dit, tout mettre en œuvre pour que la médecine et la psychiatrie s’ouvrent au monde des sourds. Pour la première fois dans l’histoire de la médecine, ce n’est pas aux sourds qu’on demande un effort d’adaptation, mais aux professionnels de la santé. Des interprètes sont mis à la disposition des patients sourds et des médecins spécialistes lors de leurs rendez-vous, des professionnels sourds médiateurs sont embauchés pour réduire le fossé culturel entre le monde soignant et celui des usagers sourds, les médecins de l’équipe suivent une formation poussée en langue des signes française, la recherche linguistique est lancée autour du programme « dire la santé en langue des signes ». La création de l’UNISS, qui connaît un succès retentissant, sera suivie de celle de douze autres unités équivalentes en France.
Ces efforts sont durs à mettre en place, je ne voudrais pas laisser croire qu’il suffit d’un claquement de doigt pour qu’ils portent leurs fruits. Ce sont bien des habitudes corporelles, des attitudes et des conceptions ancestrales, médicales et non médicales, qu’il a fallu et qu’il faut encore revoir et modifier. Bien séparer la langue des signes et la langue française, orale ou écrite, est par exemple essentiel dans les échanges pour ne pas aboutir à des mélasses où se perdent et la compréhension des messages et le désir et le plaisir d’échanger. Introduire les changements en faveur de l’accessibilité exige de patients efforts qui menacent à tout moment de céder face aux vieilles habitudes. Et la collaboration entre sourds et entendants ne va pas de soi dans l’exercice quotidien de la profession : les conflits ne sont pas toujours évités et nécessitent, pour être résolus, des ajustements permanents, une souplesse, des moments collectifs et solitaires de réflexion, la mobilisation de beaucoup d’affects…
Mais nous voilà arrivé au point d’un deuxième renversement. Il me semble que, dans la période que nous traversons, nous prenons la mesure réelle d’un enjeu qui est bien plus vaste que la seule question de l’accessibilité. Lutter pour l’accessibilité demeure aujourd’hui un objectif toujours valable, aussi important qu’au premier jour de la création de l’UNISS, mais, comme premier pas, il apparaît aussi bien limité. L’accessibilité suppose qu’on change juste ce qu’il faut pour que les exclus aient « accès à » (la culture, la justice, la santé, l’éducation, etc.). En pratique, cela va beaucoup plus loin. Prenons l’exemple du changement introduit dans les consultations par la présence d’interprètes et par celle de médiateurs sourds qui viennent seconder le médecin consultant. Cette présence de tiers (et particulièrement de tiers non médecins) n’est pas chose communément admise dans certains lieux de consultations. Le comportement des soignants doit donc changer, y compris dans certains petits détails, même si ce changement est lent et difficile à s’opérer. Mais ces adaptations ne se réalisent qu’en direction des patients sourds. Or, et c’est là que l’affaire prend une autre dimension, on se rend compte que ce changement va concerner tout le monde, même lorsque les sourds ne sont plus présents ou concernés. Prenons une image : même lorsqu’il n’y a aucun paraplégique en fauteuil roulant dans la rue, le trottoir que l’on voit s’abaisser en bateau pour se mettre au niveau de la chaussée est toujours là, et d’autres personnes qui ne présentent pas forcément le même problème vont l’utiliser et en profiter (par exemple des personnes âgées), voire même des personnes qui n’ont aucun problème (les jeunes en rollers, les enfants en bas âge qui marchent tenus par la main de leurs parents, les piétons avec poussettes, etc.). Il en va de même pour les soignants. Afficher la photo des différents membres de l’équipe soignante sur le mur du bureau d’accueil de la consultation (le trombinoscope), utiliser gestes et mimique avec les étrangers entendants qui ne parlent pas le français, ouvrir la consultation psychiatrique à plusieurs participants, revoir la signalétique de la consultation dans l’hôpital en prenant en compte le point de vue des sourds, donner à comprendre la raison des symptômes, l’utilité du traitement, développer l’éducation à la santé, autant de domaines où le passage des sourds laisse des traces dans le comportement des soignants entendants confrontés à des sourds puis, à nouveau, à des patients entendants.
Tout le monde connaît l’exemple de la télécommande de télévision : elle était au départ prévue et imaginée pour les personnes dites à mobilité réduite. Elle a immédiatement servi à tout le monde au point qu’aujourd’hui personne ne songerait à s’en passer. Je me souviens, en 1989, des portes coulissantes automatiques à l’université Gallaudet, l’université des sourds de Washington. Elles voisinaient avec les portes à poignées, que plus personne n’empruntait… On avait pourtant bien prévu de les construire côte à côte, pour que les personnes en fauteuil roulant soit à égalité avec les valides… Mais pourquoi les valides se fatigueraient-ils à ouvrir des portes alors que d’autres s’ouvrent automatiquement ?
On en arrive ainsi à un retournement majeur de situation. Non seulement ce n’est plus au sourds de changer pour devenir entendants, non seulement c’est aux entendants de changer pour que les sourds ne soient plus exclus, mais encore c’est à un changement entre entendants eux-mêmes que conduit la prise en compte de la surdité (et, bien sûr, entre les sourds eux-mêmes, et c’est un autre chapitre tout aussi passionnant que je n’aurai pas le temps d’aborder ici). L’humanité des sourds, une fois perçue, change la face de l’humanité. Est bien changé celui qui croyait changer autrui… Nicolas Bouvier, le grand écrivain voyageur dont on ne saurait trop recommander la lecture, remarquait ainsi : « On part faire un voyage et c’est le voyage qui nous fait ».
Je voudrais maintenant revenir plus particulièrement sur la question de la langue des signes.
Je me souviens d’une visite guidée, ce devait être vers 1984, à la Cité des sciences et de l’industrie, à Paris. Elle était organisée par Guy Bouchauveau, premier animateur et conférencier sourd de ce temple de la science qui venait d’ouvrir ses portes avec un objectif affiché de permettre aux « handicapés » d’accéder aux connaissances scientifiques. Guy menait un groupe d’élèves sourds à travers une exposition sur l’astronomie, avec l’aide de Cécile Guyomarc’h, interprète. Ces élèves ne nécessitaient nullement la présence d’une interprète puisque la visite guidée se déroulait en LSF, mais le groupe comprenait aussi des entendants, des enfants avec leurs familles mais aussi des adultes parmi lesquels on notait la présence d’enseignants de la classe, qui encadraient le groupe mais ne pratiquaient pas la LSF. Je me souviens de Guy à l’ouvrage : les poings fermés, il dessinait dans l’air le mouvement des planètes autour du soleil, et le mouvement de la lune autour de la terre. Ses explications étaient tellement limpides qu’on voyait le système solaire évoluer devant nos yeux, et les enfants présents s’emparaient sans difficultés des connaissances qui leur étaient présentées. Ils posaient des questions intelligentes, ils manifestaient de la curiosité, ils montraient non seulement qu’ils avaient compris, mais aussi qu’ils ne se retenaient pas d’anticiper ce que Guy avait l’intention de leur expliquer. Parmi les entendants, les réactions étaient diverses : parents et enfants avaient le souffle coupé, fascinés par la facilité avec laquelle ce qui est si complexe et abstrait à expliquer se frayait un chemin vers leur cerveau, tandis que les enseignants faisaient la moue, eux qui s’échinaient à longueur d’année et en pure perte à transmettre à leurs élèves (en français oral, bien entendu) des notions qui n’étaient guère comprises et qui ne soulevaient aucune question de leur part. Je vivais, je crois, l’une de mes premières expériences sensibles du pouvoir iconique de la langue des signes. Dans la discussion entre visiteurs qui avait suivi la fin de la visite, on avait relevé l’intérêt pour les enfants, même entendants, de la puissance des images gestuelles comparée à la sécheresse du discours verbal.
Je vous raconterai maintenant une expérience vécue l’année dernière. Comme bien d’autres médecins et non-médecins qui animent aujourd’hui les treize unités de soins pour sourds de France, j’ai participé à des sessions de formations spécifiques qui sont venues compléter ma formation initiale en LSF. Dès l’ouverture de ces unités de soins, tous, médecins et non médecins, ont été confrontés à un double défi redoutable dès lors qu’il s’est agi de rendre le savoir médical accessible aux sourds et de permettre à chacun d’entre eux de se doter d’une culture de la santé.
Du côté des personnels, le problème qui est précocement apparu est celui de l’inadéquation de l’outil linguistique qu’ils maniaient lors des consultations : non seulement du fait du manque de vocabulaire spécialisé, d’ailleurs souvent inexistant tant les locuteurs de la LSF avaient été longtemps exclus du champ de la santé, mais encore en raison de l’usage maladroit de la langue, de la pauvreté des images, de la difficulté des professionnels entendants à sortir du discours oral et de la traduction pour entrer dans la gestualité pleine et dans le déploiement spatial de l’expression gestuelle sourde.
Du côté des patients, le défi n’était pas moindre : tous les sourds ne pratiquent pas la LSF. Parmi les milliers d’étrangers qui fuient leur pays pour des raisons économiques ou politiques, il y a des sourds qui pratiquent la langue des signes de leur pays plutôt que la LSF. Et parmi les sourds français, certains ne pratiquent aucune langue des signes pour n’avoir reçu aucune éducation adaptée ou n’avoir jamais entretenu de relations avec d’autres sourds. Quand ces sourds viennent consulter, comment les comprendre et comment se faire comprendre d’eux ?
Tous ceux qui ont une expérience de la surdité savent que les sourds de pays différents, bien que parlant des langues des signes propres à chacun de ces pays, n’ont guère besoin d’intermédiaires pour réussir quasi instantanément à se comprendre mutuellement. Cela ne peut se faire qu’en acceptant de glisser du registre de la langue conventionnelle, momentanément mise de côté, au pôle iconique, mimique, de la gestualité. Les sourds réalisent ainsi ce qu’aucun entendant, confronté à un interlocuteur dont il ne partage pas la langue, ne peut prétendre faire dès lors qu’il recourt exclusivement à la parole orale.
Pour relever le défi de l’incommunication avec des patients ne pratiquant pas la LSF, une formation spécifique pour les soignants des unités de soins de sourds (qu’ils soient sourds ou entendants – mais la formation s’adressait en priorité aux entendants) a permis d’emprunter le chemin indiqué par l’expérience de la communication entre sourds de langues des signes différentes. L’objectif a consisté à remiser momentanément la langue des signes pour s’immerger dans une communication gestuelle au delà ou en deçà des signes conventionnels, une communication reposant sur des représentations iconiques ou mimiques. Là est le premier « Sésame, ouvre-toi » qui conditionne les échanges interhumains : pour se comprendre quand on ne parle pas la même langue, il faut passer aux images, aux représentations iconiques, et ce saut ne peut se faire qu’au prix d’une certaine déstructuration – ou tout au moins d’une modification – de l’outil linguistique. Il faut accepter de quitter la langue signée ou orale conventionnelle. Quel paradoxe ! Pensez aux efforts qu’il a fallu fournir pour mettre la langue des signes au poste de commande, pour que la société entendante comprenne enfin qu’avec la langue des signes, on accède à un trésor du patrimoine culturel de l’humanité, on favorise l’exercice du droit fondamental de chacun de choisir sa langue d’expression et on chemine vers la reconnaissance de la singularité d’un être humain. Et voilà qu’après avoir appris la langue des signes, il nous fallait faire l’effort de l’oublier (tout autant que perdre notre langue orale) !
Je crois que ce chemin est véritablement prometteur, dès lors qu’on tente d’établir des échanges et des correspondances entre des champs conceptuels et de pratiques différents. L’ESBAM se lance à son tour dans une aventure où il n’est pas seulement question d’accessibilité pour les sourds : il s’agit d’un processus de transformation mutuelle, où le cours des choses, programme et méthodes, sera changé, comme la médecine l’est lorsque la pratique clinique avec les patients sourds modifie son exercice quotidien. La création artistique et l’enseignement artistique, j’en suis persuadé, entreront en ébullition avec l‘arrivée des sourds. Cela ne se fera sans doute pas en une fois. L’introduction de la langue des signes permettra qu’une langue qui a son génie propre soit partagée entre tous. Mais elle ne sera pas qu’un facteur d’intégration sociale. Le rapport visuel au monde et la gestualité constituent d’inépuisables sources de renouvellement de la création artistique. De la juxtaposition, de l’entremêlement et de la confrontation entre les manières de dire, l’orale et la gestuelle, pourrait bien naître un nouveau rapport à la langue et à l’au-delà du langage. Il s’agit donc d’accueillir la langue des signes et de lui permettre de se déployer, puis d’aller au plus profond d’elle-même voire au-delà d’elle en puisant dans les ressources de l’iconicité pour redécouvrir les potentialités de la gestualité. La création artistique est une invitation au voyage qui renouvelle le rapport au monde du créateur en même temps qu’elle lui permet de partager son cheminement avec autrui. Et s’il y a une possibilité d’entente et de compréhension entre les hommes, c’est bien au niveau des gestes et de la corporalité.
Personne n’est assuré de demeurer le même dès lors qu’il s’engage dans un lâcher prise qui l’introduit à un désordre, condition d’un ordre nouveau. L’entendant qui s’engage dans une relation avec un sourd n’est plus assuré de sa normalité y compris vis-à-vis de ceux qui partagent sa condition d’entendant mais l’inverse est tout aussi vrai. Je dis donc à l’ESBAM et à son magnifique projet : merci d’exister ! S’il y a bien une chose dont on peut être sûr, c’est que les sourds ont besoin de vous comme vous avez besoin des sourds pour accéder à de nouveaux univers artistiques, comme les soignants ont besoin des sourds pour humaniser leurs pratiques y compris avec les entendants, et comme les unités de soins pour sourds ont besoin de l’ESBAM et l’ESBAM des unités de soins pour sourds. Et cela, afin que tous, sourds et entendants, trouvent ensemble mais chacun à sa manière les chemins de l’altérité.