♦ À propos du documentaire « La chanson est finie »
de Piotr Borowski (Pologne, 2008)
BY Alexis Karacostas
jeudi février 7, 2019 0 Comments
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Au départ, le principe de ce documentaire est simple et immuable : Piotr Borowski et son équipe, une très petite équipe à vrai dire (un caméraman, une assistante et lui-même), rencontrent une famille, disposent un magnétophone au milieu de la pièce et mettent l’appareil en route. La caméra n’est là que pour saisir les réactions des participants. Aucun artifice n’est employé : lumière naturelle, disposition spontanée des participants, très peu d’échanges verbaux entre l’équipe et les « acteurs » durant la séquence filmée. Se font alors entendre des voix humaines entonnant a capella des chants enregistrés il y a 27 ans par le même Piotr Borowski, lors d’un périple effectué en solitaire en 1980. Les chanteurs, tous amateurs, paysans disséminés tout au long des 600 kilomètres de la frontière orientale de la Pologne, chantaient pour leur plaisir et avaient accepté que le porteur de magnétophone, pourtant inconnu d’eux, saisisse sur le vif leur patrimoine culturel vocal et en garde une trace Tous étaient ce qu’on n’ose plus appeler aujourd’hui des vieux, voire des très vieux. Il n’est donc pas étonnant que les interlocuteurs de la seconde tournée de Borowski ne soient pas les personnes mêmes mais les descendants, à de très rares exceptions près, de celles qu’il avait rencontrées initialement. À nouveau, tous les personnages filmés sont d’un âge indéfinissable mais sur lequel les profondes rides de leur visage ne laissent planer aucun doute. Tous se sont prêtés au « jeu » et Borowski n’a rencontré aucune résistance pour recevoir l’autorisation de filmer. Les familles se chiffrent par dizaines et le matériel collecté excède largement celui que le montage a conservé et qu’il nous est donné de voir. Borowski avait tout noté lors de son premier voyage : les noms des participants, leur âge, le nom du village où ils habitaient, et pour qu’il n’y ait aucun doute possible sur leur identité, il les avait photographiés et avait répertorié les photos, les gardant inexploitées en lieu sûr.
Le documentaire qui nous est présenté est donc le fruit d’une démarche qui a consisté à restituer aux familles les enregistrements de leurs proches, dans un premier temps par l’écoute du matériel sonore et dans un second, par un don de ce matériel sous forme d’une cassette ou d’un CD. Le même dispositif est donc répétitivement à l’œuvre à chaque séquence. Ce qui est immédiatement remarquable, mais qui ne manque pas de surprendre, c’est la similitude des réactions et des commentaires des participants. Je ne parle pas tant des premiers instants, où chacun cherche à reconnaître l’identité des voix, s’esclaffe de retrouver un air connu, est charmé par la beauté d’une voix ou évoque les circonstances dans lesquelles on chantait autrefois. Je ne parle pas non plus des commentaires en fin de séquences, tous identiques, sur la fuite des jeunes vers les grandes villes, la désertification inexorable et la mort des villages, l’impression d’un monde qui se désagrège, l’absence d’avenir et la conclusion inévitable qu’ « il n‘y a plus rien ».
Non, je veux parler de ce qu’incontestablement on peut qualifier de transe hypnotique. Tous les éléments sont en effet présents, qui dénotent qu’une induction hypnotique a bien déclenché une transe. Les participants se disposent autour de l’appareil, ils focalisent leur attention sur une source unique, le matériel sonore. S’ils tentent parfois de se soustraire au dispositif, ils sont doucement mais fermement incités à demeurer assis par un Borowski imperturbablement décidé à leur faire vivre cette traversée. Celui-ci offre à ses interlocuteurs la seule chose qui en vaille ici la peine, l’attente. Il ne sait pas ce qui va se passer mais il sait que quelque chose va arriver et qu’il n’y a qu’à être patient et demeurer vigilant. Et la voix humaine fait son œuvre magique : l’attention se concentre à l’extrême, le regard se perd dans le vide, les corps se figent dans un immobilité que seuls des tressaillements de peau et des larmes viennent contredire, rares signes perceptibles du torrent d’émotions qui submerge les personnes réunies. Manifestement, les présents sont ailleurs – ramassés au fond d’eux-mêmes, dans la reviviscence de souvenirs heureux ou tragiques ou dans le berceau du nourrisson qui attendait la consolation maternelle par un chant cent fois répété. Il ne reste plus que ce souffle qui trahit qu’ils sont vivants, intensément vivants. Tout se condense en une vibration sonore qui fait entrer les corps en résonance. Peu importe que la voix entendue soit juste ou fausse, que son timbre soit clair ou éraillé. L’écoutant a atteint le lieu de l’indicible. Et que nous, spectateur de cette transe, comprenions la langue qui est parlée ou non, que nous connaissions les paroles ou non, à notre tour nous nous laissons aller et l’émotion nous saisit. En cet instant où la multiplicité des origines et les différences de conditions sociales ou d’âge ne jouent plus aucun rôle, le partage devient celui d’une même humanité.
Ce film représente un travail de mémoire, mémoire incarnée par des êtres de chair et d’os, mémoire multiple et individuée. Chacun joue sa partition dans cette mosaïque culturelle où le polonais n’est qu’une langue parmi d’autres, où les influences musicales mêlées se jouent des frontières. Les subjectivités s’approprient un patrimoine qui les singularise. Le recensement de ce patrimoine et son analyse devrait être le fruit d’un travail collectif à venir, dans des conditions qui restent encore largement à définir. Ce serait là peut-être la meilleure façon de répondre à l’interrogation angoissée de ces témoins ultimes : s’il y a quelque chose plutôt que rien, si un monde ne disparaît pas sans laisser de traces, c’est déjà grâce au film de Piotr Borowski et au matériel qu’il a recueilli, qui entrouvrent discrètement la porte d’une transmission possible.
Montevideo-Madrid-Paris, février 2008 (Texte inédit)