♦ Propos sur la sensorialité.
L’apprentissage précoce de la LSF et ses prérequis.
EFPP*, Paris, 5 novembre 2013
&

 

 

Bonjour,
C’est un grand honneur pour moi d’avoir été invité à intervenir et je salue l’initiative de l’organisation de cette journée de l’EFPP car sa thématique, l’apprentissage précoce de la langue des signes, traite d’un enjeu de très grande importance. Une telle journée représente assurément un moment privilégié de réflexion sur le temps qui passe, et l’occasion de se demander : qu’est-ce qui a changé depuis la création de l’institution, dans et hors de celle-ci, et quelles difficultés le développement de son action doit-elle aplanir ?

 

Des professionnels sourds dans le champ médical et social

 

Avant d’en venir à mon sujet, je voudrais vous dire toute la reconnaissance que je porte à l’égard de votre institution. Je coordonne les activités de l’équipe de l’Unité d’informations et de soins de l’hôpital Pitié-Salpêtrière et je travaille d’autre part comme médecin référent du CRESAM, le centre national de ressources sur la surdicécité basé à Saint-Benoît près de Poitiers. La première unité de soins des sourds a été créée à la Pitié-Salpêtrière en 1995 et officiellement inaugurée en 1996, sa création a été la première secousse d’un mouvement de fond qui a été suivi de la naissance de quatorze autres unités équivalentes en France. Le CRESAM, né dans un contexte différent et dont le statut était expérimental à ses débuts, a vu le jour en 1998. Toutes les unités de soins sans exception et le CRESAM ont au moins un point commun. Pour les unités, il a été décidé d’emblée, en tant que principe – c’est même inscrit dans la circulaire de 2007 qui gère la création et le fonctionnement des unités de soins des sourds de France1 – que des professionnels sourds figureraient parmi les membres de l’équipe. Le CRESAM a suivi de son côté le même chemin, en embauchant une conseillère qui présente un syndrome de Usher. Il était effectivement inconcevable qu’une si grande réforme du paysage institutionnel français – la prise en compte effective de la santé et du bien-être d’une partie de la population – puisse être réalisée sans la participation, en tant que professionnels, des principaux intéressés, les sourds eux-mêmes. Ce dont je suis convaincu, c’est que la qualité du travail des unités et du centre de ressource n’aurait pas été la même sans cette participation. C’est parce que nous, professionnels entendants, travaillons de concert avec des sourds et sourdaveugles ou sourds-malvoyants qui sont des collègues, qu’il nous est devenu possible d’exercer correctement notre métier, c’est-à-dire de mettre en place des pratiques de soins adaptés en jetant un pont entre ces deux mondes restés longtemps si distants, celui des sourds et sourdaveugles et celui des soignants. C’est ainsi que nous avons gagné la confiance et la reconnaissance des usagers sourds et sourdaveugles qui affluent aujourd’hui dans nos locaux. À nous professionnels entendants, les sourds ont tout donné : ils nous ont fait accéder à leur langue en nous donnant des cours, ils nous ont permis de mieux connaître les divers aspects, heureux ou problématiques, de la vie sourde et sourdaveugle, et ils nous soutiennent, nous guident et nous enrichissent quotidiennement dans l’exercice de notre métier par la confrontation de nos points de vue professionnels et culturels respectifs. La fonction essentielle d’intermédiateur, assumée uniquement par des sourds dans les unités de soins, comme celle de conseiller sourd au CRESAM renvoient à des métiers et des diplômes initiaux divers, parmi lesquels les éducateurs spécialisés représentent une part conséquente. Beaucoup d’entre eux ont été formés à l’EFPP et c’est pourquoi je souhaite rendre hommage à une institution qui, depuis plus de trente ans comme le rappelle Madame David dans le rapport final de recherche, a inscrit la formation d’étudiants sourds dans ses objectifs, ce qui me donne ainsi le plaisir tous les jours renouvelé de travailler avec des collègues dont la collaboration m’est précieuse.
L’EFPP a ainsi contribué, avec d’autres institutions et en parallèle au mouvement du « Réveil sourd » qui a démarré dans les années 1975, à l’essor d’un vaste mouvement multicentrique d’ouverture des horizons professionnels traditionnellement si limités pour les sourds. Des milliers d’entre eux ont ainsi pu accéder à des postes de responsabilités, ce qui ne pouvait se produire dans le passé. Parmi eux certains se sont orientés vers la santé, quelque chose d’encore impensable et inimaginable il y a peu non seulement par la société française, mais encore par les sourds eux-mêmes. Telle a été la trajectoire de François Giraud, éducateur spécialisé sourd formé à l’EFPP et décédé récemment à l’âge de 31 ans, à la mémoire duquel vous avez dédié le rapport final de recherche. François Giraud avait travaillé dans l’unité de santé mentale des sourds de l’hôpital Sainte-Anne et avait fait de la lutte contre sa maladie une lutte pour promouvoir la création de nouvelles unités de soins en Île-de-France.

 

La LSF, un enjeu majeur de société

 

Le mouvement qui se dessine ainsi dans nos sociétés depuis les années 70, et que je voudrais croire irréversible bien que sa trajectoire rencontre d’innombrables écueils, n’est rien d’autre qu’un mouvement d’affirmation, en Europe et dans le monde, pour que soient enfin pris en compte l’existence individuelle et collective des sourds et sourdaveugles et l’exercice plein et entier de leur citoyenneté, et pour que soit enfin reconnue leur contribution à la richesse matérielle et culturelle de nos pays. Au cœur de ce mouvement, il y a la reconnaissance du rôle déterminant de la langue des signes. En quelques décennies, la langue des signes est passée d’un statut de langue stigmatisée, qu’on a voulu interdire (et qu’on a effectivement longtemps interdite dans l’enseignement) et qu’on a même voulu faire disparaître, à celui d’une langue à part entière, reconnue comme un droit pour les sourds. D’obstacle à la « normalisation » du sourd, comme on l’a longtemps considérée, on l’a progressivement perçue comme un puissant facteur d’intégration sociale. L’éducation bilingue, même si elle demeure encore très peu répandue en France, a fait son apparition dans le paysage institutionnel. Malgré les efforts d’associations comme 2LPE (Deux langues pour une éducation), principalement dirigés vers l’enfance et l’enseignement, c’est dans le monde adulte que les progrès les plus rapides dans la reconnaissance de la LSF ont été réalisés. La LSF s’est implantée en premier, dans les années 80, dans le milieu des institutions culturelles (musées, théâtre, cinéma, etc) et des médias, mais aussi dans des lieux d’enseignement et de formations pour adultes, grâce à l’apparition des premières promotions d’interprètes professionnels diplômés en langue des signes. Il a fallu en revanche attendre 1995 pour que la première unité de soins pour sourds soit enfin mise en place, après une quinzaine d’années de mobilisation sans résultats tangibles de professionnels de la santé auxquels les pouvoirs publics n’accordaient aucun crédit. Le rapport et les propositions faites par la députée de l’Oise Dominique Gillot en 1997/98, qui concernaient tous les secteurs de la vie des sourds et en présentaient un tableau synthétique et actualisé, ont été un puissant levier de connaissance et de progrès et ont puissamment contribué à la réforme de la loi de 75 qui devait aboutir au vote de la loi de 2005.
Vous le savez, toutes les ambiguïtés ne sont pas levées. J’en relèverai une, au passage, d’une portée principielle. Dans l’esprit de la loi de 2005, la langue des signes n’accède pas, comme c’est le cas dans de nombreux pays étrangers, au statut de langue nationale. Elle est certes reconnue comme une langue à part entière mais elle est confinée à une catégorie de personnes handicapées et l’orientation d’un sourd vers elle par la CDAPH demeure en dernier ressort le résultat d’une décision médicale. Comment l’apprentissage d’une langue peut-il relever de l’avis d’un médecin ? Nombreux sont ceux, parmi nous, qui pensent que les langues des signes font partie du patrimoine culturel de l’humanité et que leur pratique ne saurait dépendre de préconisations, aussi éclairées soient-elles, d’un praticien de la santé.
Quoi qu’il en soit, l’installation de la langue des signes dans le paysage social et culturel français s’est poursuivie depuis 1975 dans de nombreuses directions, et en particulier dans le domaine de l’éducation scolaire et de celui de la petite enfance. Un centre pionnier comme le CEBES (Centre d’éducation bilingue pour enfants sourds), un CAMSP fondé au même moment par Madame Annette Gorouben, a cessé d’exister après un quart de siècle de travail acharné mais de nombreuses initiatives ont aujourd’hui pris la relève, comprenant des crèches, des lieux associatifs d’accueil des tout-petits sourds, etc. Les orientations qui se dessinent dans le rapport final de recherche de l’EFPP témoignent de l’intérêt majeur de mettre la LSF le plus tôt possible à la disposition des tout jeunes enfants en promouvant l’accueil des jeunes enfants sourds et la formation d’EJE. Il n’était peut-être pas facile, en raison des nombreuses résistances, de briser le mur d’incompréhension du monde de la santé pour obtenir que s’ouvrent des unités de soins pour sourds. Je crois pouvoir dire que, malgré des avancées indéniables, il est encore aujourd’hui autrement plus difficile de vaincre les obstacles institutionnels qui empêchent la mise à disposition et l’enseignement de la LSF aux plus jeunes des enfants. Pour ces derniers, médecine et éducation s’imbriquent étroitement dans les choix éducatifs ou les orientations de vie et les tensions, les contradictions et les rigidités, au carrefour d’idéologies, de pratiques sociales et de connaissances scientifiques, s’y manifestent plus intensément que partout ailleurs. De nombreuses expériences en direction de l’enfance sont nées et ont pu être menées depuis les années 1980, accumulant un savoir sur les bonnes pratiques, mais ont périclité faute de soutiens et ont été souvent oubliées. Les initiatives naissantes successives redéfrichent souvent des chemins déjà parcourus, se heurtent aux mêmes difficultés et commettent les mêmes erreurs sans pouvoir tenir compte des données de l’histoire récente. Le rapport final de recherche décrit fort bien les enjeux autant que les obstacles actuels de ces orientations et l’EFPP est manifestement le témoin, en même temps que l’acteur, d’ouvertures vers de nouveaux possibles dans le monde d’aujourd’hui.
Reconnaître l’importance de la langue des signes dans la vie quotidienne et la mettre à disposition du public par des actes concrets (accès des sourds aux formations et aux études, promotion du métier d’interprète, recherches universitaires sur la langue des signes, production de films, documentaires, etc., sur la langue de signes et sur tous sujets en langue des signes), sont donc des étapes fondamentales de toute démarche citoyenne. Cet objectif ne peut et ne devrait jamais être omis ou considéré comme définitivement atteint. Après dix-sept ans d’existence de l’unité de soins de Paris, je peux témoigner du fait que toutes les implications de l’usage de la LSF dans la santé sont loin d’avoir encore été analysées et plus encore, mises en œuvre, et que des reculs sont tout à fait possibles.
Pourtant, les obstacles culturels et sociaux à la diffusion de la langue de signes ne sont pas les seuls à gêner son développement. Comme toutes langues, la langue de signes n’appartient à personne. C’est en s’en emparant que les sourds contribuent par leur pratique de locuteurs et par leur activité de sujets à la déformer et à la reformer, en somme à la faire évoluer. Cet acte d’affirmation de soi à travers le langage est la prise de parole, mais la prise de parole est un acte qui excède le langage en tout point. Contrairement à la langue, la parole ne s’enseigne pas, elle se donne ou non et on la prend ou non. On peut refuser de donner la parole à quelqu’un et ne pouvoir empêcher qu’il la prenne, et on peut donner la parole à quelqu’un qui ne saisira pas l’occasion qui lui est faite de s’exprimer. La LSF est bien une condition nécessaire pour la prise de parole des sourds mais elle n’est pas une condition suffisante. Il y a donc d’autres conditions à satisfaire pour qu’un être occupe une position de sujet en mesure de prendre la parole. Il me paraît ici utile de faire un détour par la sensorialité dont je vais aussi succinctement que possible présenter quelques aspects.

 

Le système sensoriel

 

L’organisation sensorielle est un système corporel complexe qui nous informe en permanence, y compris pendant notre sommeil, sur l’état du monde, à l’intérieur de notre corps comme à l’extérieur de nous. Elle nous avertit de la température des objets et de l’air, de l’orientation de notre corps par rapport à la gravité terrestre et de la position de nos membres dans l’espace, du degré d’humidité, des odeurs ambiantes, des composantes de notre environnement visuel, elle nous met en appétit à l’approche d’un bon plat, ou encore elle nous permet de percevoir des vibrations mécaniques ou des sons parfois infimes. Des organes aussi durs que les dents ne sont pas moins pourvus de récepteurs sensoriels. L’équilibre biochimique et les changements de pH dans le corps, les variations de la pression artérielle et de la fréquence cardiaque, les mouvements intestinaux sont tous consécutifs à la captation d’informations par des récepteurs spécifiques. Et n’oublions pas la douleur que véhiculent les nocicepteurs qui nous informent à tout moment des dangers ou des perturbations externes et internes de notre corps.
Les sens, on le voit bien, ne sont donc pas au nombre de cinq. Ce schéma simplificateur a une valeur pratique mais il reste un schéma. Non seulement parce qu’il y a beaucoup plus que cinq sens, mais encore parce que ces sens, captés par des récepteurs spécifiques, vont s’unifier dans une perception intégrée qui va despécifier les sensations d’origine. Aucun récepteur sensoriel spécifique ne peut en remplacer une autre d’un autre type. La vue ne remplace pas l’odorat qui ne renseigne pas sur le son. On a pu avancer le concept de compensation entre systèmes perceptifs, il n’en reste pas moins qu’aucun récepteur sensoriel spécifique ne peut se substituer à un récepteur d’un autre type.
Mais ces perceptions ne restent jamais séparées. Elles établissent des correspondances et réalisent un nouage que l’on désigne volontiers par les termes d’amodalité ou de transmodalité sensorielle pour désigner le fait que tous les sens s’échangent entre eux. Cette capacité de transmodalité est innée, ce qui n’ôte rien au rôle de la culture qui va permettre une éducation des sens. Les sens s’éduquent en effet et s’affinent, des tris sont effectués tout au long de la vie, des modalités sensorielles sont privilégiées et stimulées tandis que d’autres deviennent secondaires. Mais une floraison d’études, menées depuis une trentaine d’années sur les nourrissons2, montre que les nouveau-nés sont capables non seulement de discriminer des stimuli sensoriels distincts mais encore d’établir des correspondances entre ces stimuli sans y avoir jamais été préparés. Il s’agit donc bien de mécanismes innés et de capacités inscrites dans le vivant.
Le nouage transmodal renvoie donc à la capacité des êtres humains d’intégrer des sensations partielles et de les globaliser, et donc de les dédifférencier. Percevoir, ce n’est pas seulement sentir partiellement, c’est aussi sentir de manière unifiée. Les perceptions peuvent se fondre en une seule, rejoignant en somme un fond perceptuel permanent. Certains psychanalystes ou ex-psychanalystes, comme François Roustang qui cite Jean-François Lamande3, ont nommé cette fusion « perceptude » pour la distinguer des perceptions partielles et discontinues. La perceptude, perception indifférenciée et globalisante fond non seulement les perceptions en une seule, mais plonge le percevant dans une totalité où il ne peut plus se distinguer du monde qu’il observe. Consciemment ou inconsciemment, le percevant prend ainsi place dans la fluidité du mouvement de la vie sans pouvoir s’en détacher. Sentir et être deviennent une seule et même opération. Les perceptions spécifiques, différenciées, de nos sens se détachent sur un fond permanent de perceptude. Les moments où l’on cesse d’écouter les paroles d’un locuteur pour observer son visage ou sa voix qui réveillent en nous des souvenirs lointains et confus de notre vie, les moments où notre regard se perd dans le vague et où la rêverie éveillée s’installe mettent assurément en jeu la perceptude, au détriment des perceptions.
J’observerai que les deux niveaux de perception sensorielle se retrouvent aussi dans les langues du monde. Par exemple, sentir, en français, signifie ressentir avec tous les sens, de manière non spécifique (« je me sens fatigué, je me sens endolori, je l’ai senti venir ») mais aussi percevoir spécifiquement une odeur. Sentir, en italien et en espagnol, revêt pareillement une signification despécifiée mais veut aussi dire plus précisément écouter. Ces glissements de significations, d’une langue à l’autre, entre sensations spécifiques et despécifiées me paraissent témoigner de cette étroite imbrication, de cette complémentarité des deux niveaux de perceptions sensorielles.
On comprendra aisément que, si la surdité manifeste la déficience d’un système spécifique de perception (l’audition), elle n’affecte en rien la perceptude. De même, la surdicécité rend non fonctionnelles la vision et l’audition mais laisse inaltérée la capacité innée de tout prendre et de tout recevoir du milieu ambiant, d’éprouver la continuité de tout ce qui lie l’être au monde environnant.
J’ajouterai ici deux remarques qui me paraissent importantes.

 

L’orientation

 

Les informations fournies par nos sens permettent, entre autres fonctions, de nous orienter. L’orientation est sans doute l’opération la plus fondamentale de toute activité humaine. S’orienter, c’est accorder sa présence au monde avec le mouvement d’entraînement de la vie. Dans la flèche du temps, la vie qui nous mène de l’enfance à la vieillesse a un sens, ce sens est irréversible et oriente notre existence. S’orienter, c’est donc inscrire son existence dans le mouvement du monde. Se rendre présent à soi-même et aux autres dans l’ici d’un lieu et dans le maintenant d’un temps est une condition indépassable de l’attribution d’un sens. Prendre sa place et son temps est à la base de toute intervention ordonnée et différenciée dans l’ordre du monde. Sans point de repère spatial et temporel initial, impossible en effet de définir la direction et la temporalité d’un mouvement. Les êtres vivants sont donc en mesure d’être informés, en permanence, sur l’état du monde (interne et externe) et, par conséquent de prendre des dispositions susceptibles de les protéger de divers dangers, de la douleur ou de déplaisirs, de couvrir des besoins essentiels, de les maintenir vivants et en bonne santé et de leur procurer des satisfactions, autrement dit d’orienter leurs activités.

 

Le sentir ensemble
        
Le sentir ne se limite pas aux frontières du corps individuel. Le système sensoriel appartient certes en propre à chaque individu, mais la perceptude, qui supprime le surplomb de l’observateur sur la chose observée, indifférencie l’observateur et le fond dans le monde environnant, là où subjectivité et objectivité ne se distinguent plus. La perceptude est donc un sentir ensemble et ne disparaît qu’avec la mort. Le lien social et le partage d’affects reposent essentiellement sur le sentir ensemble.
Quelques exemples permettront de mieux saisir les différences et la complémentarité de ces deux registres
         
L’expérience de la confusion

 

Récemment, une interprète français/LSF qui participait à une formation de guide-interprète pour sourdaveugles organisée par le CRESAM a traversé un moment de très grande angoisse lorsqu’il lui a été proposé de déjeuner avec ses collègues avec un bandeau sur les yeux (elle était voyante) et l’interdiction de prononcer une seule parole (elle était entendante). La LSF tactile était seule autorisée et, à travers cette mise en scène, il s’agissait de partager quelques aspects des conditions d’existence des sourdaveugles. Ce jour-là, l’interprète en question s’est sentie bouleversée par l’angoisse. Elle a résisté à l’idée de quitter la table et d’abandonner la partie mais elle n’a pu avaler une seule bouchée de son repas.
De nombreux entendants confrontés sans préparation à un sourd ou à un sourdaveugle sont saisis par l’angoisse. Nous connaissons tous l’exemple de personnes qui cherchent leur chemin dans la rue et qui, s’étant s’adressés à un passant sourd sans savoir qu’il était sourd, s’enfuient en le voyant gesticuler, sans même écouter la réponse. De même, il n’est pas rare que le personnel hospitalier soit saisi d’effroi et se retrouve sidéré, perdant la gestuelle la plus élémentaire lors de la confrontation avec un patient sourd auquel il faut expliquer les soins qu’on doit lui prodiguer. La fuite n’est alors pas autorisée pour se protéger de l’angoisse et le soignant est sommé de faire face à la difficulté qui se présente.
Citons encore un autre exemple, celui des personnes sourdes de naissance présentant un syndrome d’Usher de type 1 qui, outre un trouble congénital de l’équilibre, sont confrontées à la perspective d’une aggravation progressive de leur rétinite pigmentaire, et à l’éventualité d’une perte complète de la vue. Ayant participé à de nombreuses réunions de personnes porteuses d’un Usher 1, j’ai pu constater la différence évidente de positionnement de ces personnes dans leur vécu des déficiences qui les affectent. Ces personnes s’expriment généralement en langue des signes. Elles livrent quasiment d’emblée leurs préoccupations et leur anxiété face aux restrictions progressives qu’impose le rétrécissement de leur champ visuel. Ce que ne manque pas de remarquer un entendant-voyant comme moi, c’est que la totalité des discussions porte sur la vue : c’est elle qui est progressivement perdue et c’est cette perte qui pose problème. La surdité, elle, fait partie du paysage depuis la naissance des personnes. La langue des signes est là, les personnes l’ont acquise depuis l’enfance et il n’y a manifestement aucun problème : c’est tellement évident qu’elles n’en parlent même pas. Chez une même être, deux déficiences sensorielles, l’une de naissance, l’autre acquise progressivement, ont des répercussions bien différentes. L’une a déterminé une gestualité et des automatismes qui n’ont plus besoin de relever de la conscience, l’autre se manifeste par une inadaptation de tous les instants de l’être avec le monde environnant et cette inadaptation est source d’angoisse.
On retrouve ces différences de vécu entre les sourds de naissance et les devenus-sourds à l’âge adulte : devenir sourd, progressivement ou subitement, bouleverse les relations de la personne à son entourage familial, amical ou professionnel, la confronte à l’isolement, entraîne une souffrance souvent intense et la contraint à changer radicalement ses habitudes et à développer de nouvelles stratégies relationnelles et d’échanges. Les devenus-sourds vivent une rupture entre les deux modes de vie qui se succèdent, rupture que ne connaissant pas les sourds de naissance.
Tous ces exemples ont ceci en commun qui est la perte de repères sensoriels consécutifs à une déficience sensorielle. Des attitudes banales, des gestes durablement acquis, des comportements mille fois répétés sont rendus inutiles ou inadaptés. Maladroitement, il va falloir exécuter des gestes élémentaires inhabituels et les répéter jusqu’à ce qu’ils deviennent « naturels », se défaire de certains automatismes pour en acquérir de nouveaux, en se fondant sur et en se laissant guider par la nouvelle configuration sensorielle. Celui qui est confronté à cette expérience ne peut manquer de se demander : comment retrouver un accordage avec moi-même et le monde environnant ? Comment retrouver une orientation valable et créer ou reprendre le lien social qui paraît interrompu ? Telles me paraissent être les questions fondamentales qui relient tous ces exemples. Mais avant de tenter une réponse à ces questions, j’aborderai l’exemple de l’annonce du diagnostic de la surdité.

 

La surdité est annoncée

 

Prenons le cas de parents entendants qui découvrent la surdité de leur enfant. L’effroi qui les saisit à l’annonce du diagnostic est à la mesure des effets de leur désorientation. La relation avec l’enfant allait de soi, il n’en est plus rien. Comment vais-je parler avec mon enfant ? Comment va-t-il pouvoir me parler ou communiquer avec des tiers ? Comment suivra-t-il en enseignement ? À qui s’adresser pour demander de l’aide ? Une foule de questions, en même temps qu’une intense détresse, les saisissent et, pour un temps au moins, les paralysent. Une dissociation s’introduit dans leur vécu et, quoique doifféremment, dans celui de leur enfant. L’enfant est sourd depuis sa naissance, pour lui rien n’a changé. Il évolue, se repère et s’oriente sur le fond de sa constitution sensorielle. Les parents, eux, s’effondrent, leur comportement trahit un désarroi complet, ils ne voient plus aucun avenir devant eux et remettent en cause leurs projets sinon leur vie personnelle et leur vie de couple. Le vécu de l’enfant sourd est celui d’une continuité. Celui des parents est une rupture analogue à celle des devenus-sourds. La déficience sensorielle de leur enfant devient la leur, mais eux la rapportent à leur vécu d’entendant. La désorientation sera dès lors partagée car la vie de l’enfant ne peut manquer d’être affectée par ce changement dans le comportement des parents. Le déni protecteur dans l’immédiat mais aux effets destructeurs sur le plus long terme va s’insinuer dans la vie de la famille et colorer toutes les réactions, les comportements et les émotions. Il consistera, par exemple, à nier l’importance du canal visuel chez les enfants sourds et à refuser leur capacité à recourir aux gestes. Les parents vont devoir prendre des décisions par rapport à des questions qu’ils n’imaginaient pas devoir se poser un jour. Des choix, autant dans le domaine de la réhabilitation auditive que dans celui de l’éducation et de la langue, vont devoir être faits. Les parents arriveront ainsi au point du questionnement de la journée d’aujourd’hui, de la nécessité de l’apprentissage précoce de la langue des signes. Mais cette question ne pourra trouver de réponse affirmative tant que la puissance du déni qu’entraîne ce bouleversement n’a pas été neutralisée.
Le déni est multiforme et peut affecter toutes les composantes du lien social. Il représente la façon la plus commune, la plus immédiate de faire face à un événement qui vient remettre en cause l’ordre existant. Il peut aussi structurer des attitudes construites avec patience et étendues dans le temps. Il peut infiltrer les arguments rationnels et les théories et alimenter une idéologie. Qu’il ait été voulu ou non, l’ordre du monde est là, fait de normes et de régularités, qui sépare le bien et le mal et permet de discriminer, de distinguer et de hiérarchiser les valeurs ou encore de donner cohérence et sens aux activités humaines. Quand cet ordre est menacé, quoi de plus naturel que le déni pour protéger de l’angoisse de la confrontation au désordre ? Il n’en reste pas moins que le déni est le refus de se laisser entraîner par le courant de la vie tel qu’il s’impose à chaque être.
La fréquente réaction des parents, soutenus en cela par le monde de la médecine, est de privilégier la voie de la réhabilitation auditive. Ils souhaiteront donc que soit réparé le canal sensoriel déficient. Mais ils ignorent très souvent le soutien indéfectible qu’ils pourraient trouver dans la perceptude qui, elle, demeure intacte. Leur déni est à la mesure de leur refus de perdre le contrôle, d’imaginer un monde dont les règles ne suivraient pas le chemin qu’ils connaissent car, selon eux, il n’y en aurait pas d’autre. Affronter l’incertitude est anxiogène et ils ne s’y résolvent pas. Où trouver un appui pour faire face ? Sur l’écoute et le lâcher-prise nécessaires à l’accueil de l’altérité. Il manque de se déprendre de la passion du même, de s’appuyer sur les capacités encore non repérées de leur enfant comme sur les leurs propres, de trouver le chemin par lequel le lien social et le sentir ensemble se tissent au-delà de toute déficience. Cela implique de découvrir et d’autoriser l’affirmation d’existence de l’enfant à travers des comportements auxquels ils ne sont pas habitués, en se mettant à l’école de la sensorialité de leur progéniture. Le déni impulse la construction d’une vie reposant sur un dogme et des croyances figées. Pour retrouver la fluidité de la vie, quoi de plus pertinent que de se mettre à l’écoute de l’enfant sourd, en somme, comme le préconisait le sociologue Bernard Mottez, de demander au sourd de nous donner le « mode d’emploi » de sa surdité ? Comment un entendant pourrait-il surmonter le déni de la surdité autrement qu’en acceptant de perdre des repères, en accueillant la désorientation et la perte de sens, pour se doter de nouveaux repères et donner un sens nouveau à la vie ?
La prise de parole n’est donc pas l’effet heureux obligé de la seule mise à disposition institutionnelle d’une langue. Toute langue conçue comme l’imposition d’un dogme peut être utilisée à des fins terroristes et, finalement, elle bâillonnera l’enfant et l’empêchera de parler. Elle vaudra ce que vaut n’importe quel geste de contrainte et de volonté de soumettre les uns aux désirs des autres.

 

L’immersion dans le tout-sentir

 

La communication humaine est une question bien plus complexe que – et bien antérieure à l’acquisition d’un langage. La prise de parole, entendue comme affirmation d’existence et comme mouvement d’émancipation d’un sujet, suppose la réciprocité, ici entre l’adulte et l’enfant. Pour que chacun prenne sa place, il faut de l’écoute des gestes et des paroles d’autrui, de l’ouverture aux idées nouvelles, de la fluidité dans les échanges, de l’incertitude dans la compréhension, de la perte de contrôle dans la maîtrise d’une situation. Il faut accepter d’être surpris et se montrer capable de relativiser les normes. Ce n’est qu’au prix de ce lâcher-prise qu’on peut espérer trouver sa place dans le lien social et permettre à autrui, pourvu que ce dernier se prenne au jeu, d’occuper la sienne. Et la toute première condition pour accéder à ce lâcher-prise me paraît être précisément de s’appuyer sur la sensorialité. Non seulement à travers les correspondances sensorielles entre les récepteurs spécifiques encore fonctionnels, pourvoyeurs de repères, mais encore et surtout grâce au fond unificateur de la sensorialité, pour reprendre place et s’orienter dans les relations humaines à travers le sentir ensemble.

 

Notes et bibliographie

 

1 Circulaire n°DHOS/E1/2007/163 du 20 avril 2007.
2 Daniel N. Stern, Le monde interpersonnel du nourrisson, PUF, 1989. Alain Prochiantz, La construction du cerveau, Hachette, 1989. Viviane Pouthas et François Jouen (sous la direction de), Les comportements du bébé : expression de son savoir ?, Mardaga, 1993. Jacques Mehler, Emmanuel Dupoux, Naître humain, Paris, Odile Jacob, 1995. Philippe Rochat, The Infant’s World, Harvard University Press, 2001.
3 François Roustang, Il suffit d’un geste, Odile Jacob, Paris, 2003. Jean-Louis Lamande, L’ombre de la séduction, site Internet des Etats généraux de la psychanalyse.

 

Lire aussi :

 

– Alexandre Jollien, Petit traité de l’abandon, Éditions du Seuil, 2012
– Jacques Lusseyran : Et la lumière fut, Éditions du Félin, Paris, 2005.
– Jacques Lusseyran : Le monde commence aujourd’hui, Silène, Paris, 2012.

 

 * École de formation psychopédagogique, Institut catholique de Paris (Université), 22 rue Cassette, 75006 Paris.