♦ La culture, pour mieux s’entendre
EUCRÉA, Forum national Art, Culture et Surdité
Auditorium de l’Hôtel de Ville de Paris, 25/09/2002
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Mesdames et Messieurs,

Nous voici réunis, sourds et entendants, à l’initiative des associations Eucréa France et Symbioses, dans l’auditorium de l’Hôtel de Ville, pour ce Forum national Art, Culture et Surdité. Ce n’est pas sans une certaine émotion que je prends la parole, tant j’ai le sentiment de l’importance de cette journée. C’est un grand honneur pour moi d’être ici parmi vous. Depuis que les organisateurs de ce forum m’ont invité à introduire les communications et débats d’aujourd’hui, je me suis retrouvé assailli, à en perdre parfois le sommeil, par tous les souvenirs accumulés depuis plus de vingt ans, c’est-à-dire depuis le moment où avec un intérêt grandissant j’ai commencé à découvrir tout à la fois le monde des sourds, la langue des signes et l’univers si complexe des relations sourds-entendants. Ces relations sont effectivement complexes car elles mêlent indissociablement attitudes de discrimination et d’acceptation envers autrui, découvertes mutuelles et malentendus. De plus, elles ont une histoire, essentielle pour l’analyse et la compréhension de ce qui fonde l’humain. Comme il m’est apparu bien vite, l’étude de cette histoire récente et plus ancienne n’a pas manqué de révéler la valeur toute relative de la normalité de l’homme entendant et, plus généralement, de l’homme sans handicap. Je voudrais donc faire un détour par cette histoire pour aborder ce qui me paraît être l’enjeu du forum d’aujourd’hui et qui est la rencontre entre les cultures.

À l’Institut national de jeunes sourds de Paris, il existe un grand tableau que tout le monde peut voir, un tableau de belle facture. Il représente l’abbé de l’Épée agonisant dans son lit, en décembre 1789, et entouré de membres de sa famille, d’élèves et de personnel de l’école qu’il avait fondée, tous profondément affligés. Mais il y a aussi des représentants de la Commune de Paris, c’est-à-dire de représentants de ce que nous nommerions aujourd’hui la mairie de Paris. Ces derniers s’inclinent respectueusement devant le vénérable abbé mais le tableau ne nous dit rien des paroles qu’ils prononcent devant lui. Ces paroles relèvent en partie de la légende, car la légende est étroitement mêlée à la vérité historique, mais en quelques mots tout est dit. : « Mourez en paix, la patrie adopte vos enfants ».

Cette phrase résume bien ce qui s’est réellement passé au tournant de la mort de l’abbé. En cette fin d’année 1789, la Révolution française a déjà commencé. L’abbé de l’Épée, le « père des sourds-muets », ainsi qu’on l’appelait déjà à l’époque et ainsi que la postérité le désignera pendant longtemps encore, disparaît mais son œuvre lui survivra. Il y a transfert de paternité : de l’individu, de la personne privée, du père unique le flambeau passe à la collectivité, la patrie ou la nation. L’affaire des sourds devient une question sociale, une question publique, elle se dégage des entreprises individuelles que constituaient les expériences antérieures menées par des précepteurs ou des savants isolés.

Les sourds, désormais, ne seront plus considérés comme des individus ou des cas marginaux et exceptionnels. Ils constituent un groupe, celui que les députés désigneront souvent par le terme de « classe si intéressante de déshérités ». Là où il y avait des individus infortunés, il y a maintenant une classe, un groupe social dont le sort interpelle la nation tout entière. Aux yeux de la société de cette fin de 18ème siècle, les sourds sortent du néant de l’anonymat. L’abbé de l’Épée a franchi le pas que nul autre n’avait franchi avant lui : en regroupant des sourds, il a pu observer leurs échanges et leurs interactions, il a vu ce que les précepteurs d’antan ne pouvaient voir, tout obnubilés par le rapport exclusif maître-élève qu’ils avaient instauré. L’abbé de l’Épée a donné une place à ce à quoi ses prédécesseurs n’en accordaient aucune : la langue des signes. Elle a pu enfin être perçue comme existante et comme le lien par excellence qui unit des êtres humains et les constitue en société. La langue des signes est apparue au grand jour comme la manifestation éclatante du génie de l’homme confronté à la nécessité absolue de communiquer quelles que soient les circonstances.

La Révolution française est ainsi ce moment de l’histoire où les rapports des sourds avec la société environnante vont durablement changer. Et ces changements, je crois qu’on peut légitimement les attribuer à un facteur principal, auquel j’accorde une place centrale. Je veux parler de la visibilité. Pour que les sourds soient reconnus dans leur existence sociale, il a fallu qu’ils soient portés sur le devant de la scène. Le mot « scène » peut d’ailleurs être pris dans tous ses deux sens, littéral et métaphorique. Comme on le sait, l’abbé de l’Épée avait pris le soin tout particulier d’organiser des séances publiques de présentation de ses élèves, des représentations de théâtre en quelque sorte, dont il escomptait tout à la fois des retours financiers pour poursuivre son œuvre et une reconnaissance publique. Mais il n’avait peut-être pas mesuré toutes les conséquences de ces pratiques. En rendant visibles les sourds sur sa scène, il organisait des rencontres dans un espace aménagé où il servait de pont entre sourds et entendants, il commençait à diffuser un savoir sur la surdité, il informait le monde. Ce faisant, il permettait que les sourds, ces phénomènes extraordinaires, ces anomalies de la nature selon la conception qui prévalait alors, entrent peu à peu dans l’ordre normal de la société. Oui, les sourds sont des êtres humains dotés d’intelligence et d’intuition, oui, ils peuvent communiquer avec leur environnement, oui, ils peuvent apprendre des langues, oui, ils peuvent trouver une place égale à celle de tout autre citoyen.

On dit souvent que la surdité est un handicap invisible. Ce propos est devenu un leitmotiv qu’on répète sans plus s’interroger sur son sens. La surdité ne s’affiche ni sur le visage ni sur le corps du sourd, c’est vrai. Mais est-ce là ce qu’il y a de plus important ? Cette affirmation repose sur l’ambiguïté du sens du mot « visibilité ». La visibilité dont je parle ici, c’est la visibilité au sens métaphorique, qui dépasse de loin le champ de la vue. Devenir visible, c’est, pour un sourd, être reconnu dans son existence, dans son mode d’être, dans ses besoins, dans sa socialité, et pas seulement être perçu dans le champ du regard, bien que la prise en compte de l’existence des sourds passe aussi par le regard. Chacun qui connaît les sourds sait combien le regard est une question primordiale pour eux.

Je voudrais ici citer le sociologue Bernard Mottez, celui à qui, sourds et entendants, nous devons tant de nos références conceptuelles et qui a aidé à la prise de conscience de ce que représente le pouvoir du collectif. Au printemps 1993, Bernard Mottez faisait encore avec amertume et colère le constat suivant, dans un article intitulé « Les Sourds existent-ils ? » : « Les Sourds ont-ils une âme ? Les Sourds ont-ils la notion du bien et du mal ? Les Sourds se comprennent-ils entre eux ? Les Sourds ont-ils accès à l’abstraction ? La Langue des Signes est-elle une vraie langue ? Les Sourds ont-ils un inconscient ? La Culture sourde existe-t-elle ? On ne leur fait par avance crédit sur rien. Ils doivent tout prouver. C’est une vieille tradition. Berthier au siècle dernier en faisait déjà état. »

Il n’est guère possible d’évoquer ici en détails une histoire déjà plus que bicentenaire. Ces détails, vous les trouverez d’ailleurs maintenant dans quantité de manuels qu’on ne trouvait guère il y a vingt ans. Les analyses historiques ont en effet mis à jour bien des aspects longtemps méconnus de l’histoire des sourds. Je pense que l’histoire des sourds peut tout entière se concevoir comme les avancées et les reculs de leur visibilité sociale. Prenons l’exemple de Ferdinand Berthier, dont parlait Bernard Mottez. La décennie 1830-1840 est l’une des plus intéressantes de l’histoire des sourds. C’est l’époque où les professeurs sourds de l’institution nationale des sourds-muets de Paris, comme on l’appelait alors, se révoltent contre le système d’enseignement qu’on veut leur imposer et créent les banquets de sourds-muets. Ils créent aussi, dans la foulée de ce mouvement, une association de sourds, la première en France et la première au monde, la Société Centrale des Sourds-Muets de Paris. Il n’y avait pas d’autre moyen de faire avancer la cause des sourds, au moment même où celle-ci était menacée d’une régression : il fallait que les sourds se constituent en groupe de pression, qu’ils s’affichent et se donnent à voir aux entendants en les invitant à des banquets en l’honneur de l’abbé de l’Épée. Il leur fallait rendre publique leur existence en exprimant leur revendications et l’égalité des droits.

Á cette période de grande visibilité, j’opposerai le quasi siècle d’invisibilité dans lequel seront plongés les sourds de France et de nombreux pays d’Europe, inauguré par le tristement célèbre congrès international de Milan en 1880 et qui va jusqu’aux années 1970. Comme on sait, en 1880, personnalités politiques et pédagogues conjuguent leurs efforts pour interdire radicalement la langue des signes dans l’enseignement. Cette interdiction ne sera levée, en France, qu’un siècle plus tard, en 1976. Pendant cette période d’invisibilité sociale, les sourds ont continué à se regrouper, autour d’associations sportives ou dans les Foyers et clubs qu’ils avaient créés depuis le 19ème siècle, donc en dehors des lieux d’enseignement devenus les temples de l’idéologie dite oraliste. C’est aussi la période où le pouvoir médical va s’acharner à prouver qu’en dehors de la lutte contre la surdité, il n’y a point de salut, la surdité est un mal à éradiquer absolument.

Un siècle de silence et d’invisibilité sociale, cela n’est pas sans conséquences sur les attitudes des entendants face à la surdité. Je me souviens d’une représentation d’IVT vers 1984. Ce soir-là la fameuse troupe de théâtre sourd jouait le spectacle intitulé LMS devant un parterre de membres d’une célèbre société. Á la fin du spectacle, un débat avait été organisé entre la salle et les acteurs. La première question avait alors fusé, laissant pantois les acteurs tant elle paraissait hors sujet : « Quels sont vos rapports avec les animaux, et en particulier les animaux domestiques ? ». On ne pouvait être plus radical dans le questionnement, on ne pouvait montrer tout à la fois plus d’ignorance, de naïveté et de curiosité avide. Pour ces spectateurs ingénus, les sourds surgissaient du néant et les interrogeaient dans leur fondement d’être humain. Et cette ignorance, c’était la rançon de l’invisibilité.

Signe d’un réveil social, les parents entendants d’enfants sourds fondent en 1965 l’ANPEDA, l’association nationale des parents d’enfants déficients auditifs. Mais il a fallu attendre les congrès de Paris et de Washington des années 70 pour qu’apparaisse ce qu’il est convenu d’appeler le mouvement sourd, en fait une mobilisation regroupant des sourds et des entendants qui avaient compris qu’il n’y aurait de changements véritables que sous la direction des sourds eux-mêmes. Avec la création d’International Visual Theater et de l’Académie de la Langue des Signes Française, puis avec l’apparition de l’association Deux Langues pour une Éducation, c’est une toute nouvelle image que les sourds ont voulu donner d’eux-mêmes, c’est à une profonde transformation de leurs rapports avec la société environnante qu’ils ont voulu procéder, au grand jour. Il est impossible, même en résumé, de retracer l’histoire de ce mouvement, d’en nommer toutes les associations et tous les acteurs. Ces acteurs sont d’ailleurs ici présents, tout au long de cette journée ils vont nous parler de leurs actions depuis plus de vingt ans, de leurs conceptions, de leurs projets pour l’avenir. Pour ma part, je souhaite simplement faire quelques remarques sur les changements opérés depuis les débuts de ce renouveau.

Je pense que ce n’est pas un hasard si le mouvement inauguré depuis les années 1970 a commencé par une interrogation fondamentale sur la langue et la culture car ce sont là les fondements de l’identité. Ce n’est pas un hasard si la première étape a été de créer un théâtre, IVT, qui a bouleversé l’image des sourds vis-à-vis des entendants et vis-à-vis d’eux-mêmes et qui a lancé la réflexion sur la langue des signes, sur son enseignement, sur son rôle dans les apprentissages, sur sa place dans l’éducation nationale. Ce n’est pas un hasard si le mouvement a débordé ensuite dans des directions toutes culturelles, simultanément ou les unes après les autres. L’installation de Guy Bouchauveau à la Cité des Sciences et de l’Industrie a été suivie par l’organisation progressives de visites guidées, menées par des conférenciers sourds, dans les musées nationaux. De nouveaux lieux de culture devenaient enfin accessibles au public sourd. Prenons l’exemple du cinéma, qui fait appel de plus en plus fréquemment à des acteurs sourds et met en images des scènes de la vie des sourds. Pensons à la télévision, avec les contes pour enfants racontés par Marie-Thérèse L’Huillier, puis les émissions interprétées en langue des signes jusqu’aux passionnants reportages d’aujourd’hui, présentés par des sourds, de l’Œil et la Main.

Et le mouvement n’a cessé depuis d’essaimer, dans toutes les directions, bien au-delà de la culture mais toujours en rapport avec elle. Je pense au domaine de la santé, à l’ouverture, en 1995, de la première unité d’accueil et de soins des sourds qui est venue légitimer une revendication de longue date des sourds pour des soins adaptés à leurs besoins. Cette revendication était partagée par certains professionnels entendants mais guère entendue et soutenue jusque-là par les pouvoirs publics… Je pense au rapport de Madame Dominique Gillot, à ses 115 propositions en faveur des droits des sourds, qui a montré l’étendue des discriminations dont les sourds étaient victimes et posé des repères pour le chantier des changements à opérer. Je pense à la consultation juridique ouverte par la Mairie de Paris au printemps dernier, le premier signe de l’administration publique de notre pays en réaction au déni de justice auxquels les sourds ont quotidiennement à faire face. De proche en proche, c’est tout le tissu social qui se transforme, ce sont les attitudes, les idéologies, les lois, les règlements, les institutions qui se trouvent remises en cause. La politique d’intégration des sourds concevait les efforts à fournir comme devant porter principalement sur les sourds eux-mêmes. Peu à peu, elle fait place, me semble-t-il, à une politique d’accessibilité, où ce sont les « normaux », individus et institutions, qui sont invités à changer et à s’adapter.

La clé de tout cela, vous me pardonnerez mon insistance, c’est la visibilité des sourds, revendiquée comme telle par eux. Les sourds ne sont plus perçus comme des êtres étranges et fascinants parce que rares, dont on se demande s’ils font partie de l’humanité. La situation d’ignorance et d’incompréhension a cédé devant les manifestations d’une présence quotidienne. Il en résulte que les sourds font maintenant de plus en plus partie de notre environnement social et de notre paysage mental, à tel point que cela en deviendra sans doute un jour banal. Un jour viendra peut-être où l’on ne s’émouvra plus de rencontrer des sourds, mais il ne s’agira pas là d’une nouvelle invisibilité. Il faudra voir dans cette indifférence la preuve d’une nouvelle normalité où la norme ne sera plus seulement entendante. Et si les sourds viennent à s’effacer de la scène publique, leur absence se fera à nouveau sentir et appellera à une nouvelle visibilité. Ne nous y trompons pas : la visibilité n’est pas et ne sera jamais un acquis irréversible, elle est constamment confrontée à l’oubli, au refus, à l’uniformisation et il y a là une oscillation incessante entre ces deux tendances.

Tous les progrès des sourds ont été obtenus par les luttes qui ont été menées sur le front de la culture. Que les sourds puissent profiter de consultations juridiques ou d’un théâtre, impasse Chaptal, avec le soutien de la mairie de Paris et du ministère de la culture, qu’ils puissent se retrouver dans des cafés, à Bercy ou bientôt au café sourd que le CAT Jean-Moulin est en train de monter et qui ouvrira ses portes incessamment, qu’on puisse voir de plus en plus en plus d’émissions à la télévision, non pas à la place d’autres émissions mais en plus, avec le choix de faire apparaître ou non le sous-titrage, que les sourds puissent se faire soigner dans de bonnes conditions, en ayant compris les traitements que les médecins préconisent et non en les subissant à leur corps défendant, qu’ils arrivent à intégrer les équipes soignantes comme soignants, comme cela se fait à grande échelle dans nombre de pays d’Europe et comme cela commence à peine à se faire en France, qu’ils puissent obtenir leur brevet de pilote d’avion, comme cela peut se faire aux USA mais pas encore en France, qu’ils dansent, qu’ils fassent du mime comme les mimes Joël et Emmanuel Dumartin, qu’ils peignent comme Raphaële Ricol ou qu’ils sculptent comme Malausséna, qu’ils fassent de la photographie, qu’ils enseignent, qu’ils livrent leur témoignages dans des livres autobiographiques, tout cela ils le devront à leur immersion dans la culture.

Je devrais dire : dans les cultures, car il ne faut pas oublier que la culture n’est jamais homogène, qu’elle se présente toujours multiple, éclatée, en constant brassage. Sourds et entendants, nous devons sillonner les frontières dans tous les sens et les franchir tous les jours. Nous ne devons pas craindre de multiplier les points de contacts et de frictions, de relancer nos questionnements mutuels, de créer des ponts, en masse. Peu importe que nous soyons confrontés à des stéréotypes culturels, cela arrive toujours. Lorsque les sourds affirment « les sourds, c’est comme ça », le fameux « pi sourd », on sait bien qu’ils offrent à autrui des stéréotypes culturels. Ces stéréotypes sont utiles et nécessaires, pour rendre la surdité facilement visible, repérable et identifiable, même si l’on sait qu’au fond, les sourds ne sont jamais tout à fait comme ceci ou comme cela et qu’il y a autant de façons d’être et d’identités différentes que d’individus…

Aujourd’hui, nous aurons un bel aperçu de la diversité et du foisonnement des cultures. Contre toutes les velléités d’uniformisation, je souhaite que ces productions culturelles qui vont nous être présentées renforcent la présence des sourds comme citoyens à part entière d’une République une et plurielle.