♦ De l’ombre à la lumière : les sourds et la Révolution française
<
Sous l’Ancien régime, les sourds, comme l’immense majorité du peuple français, n’ont guère accès à l’instruction. Ils écrivent et publient peu, et ce manque de témoignages en première personne est une donnée régulière de toute recherche sur la surdité avant la Révolution française. Deux sourds se distinguent néanmoins : Saboureux de Fontenay, en 1773, et Pierre Desloges, en 1779, connaissent les honneurs de l’impression. Moins de vingt ans avant la Révolution, mais plusieurs siècles après l’invention de l’imprimerie, les premiers ouvrages de sourds français sont édités. C’est dire que nous disposons de plus de documents rédigés sur les sourds que par les sourds.

 

Naissance de la nation sourde

 

Arrêtons-nous à l’ouvrage de Pierre Desloges « Considérations d’un sourds et muet sur un cours élémentaire d’éducation des sourds et muets, publié en 1779 par M. l’abbé Deschamps, chapelain de l’Eglise d’Orléans ». Que nous apprend Desloges ? Estimant que les entendants connaissent très mal les sourds, il livre des renseignements sur leurs métiers, leur niveau d’instruction et leur mode de vie à la ville et à la campagne. Il insiste particulièrement sur une notion essentielle, peu mise en valeur jusque-là : les sourds forment une collectivité, avec toutes les relations d’entraide, de soutien mutuel, d’échanges d’informations qui caractérisent un groupe. Desloges note : « Il y a de ces sourds et muets de naissance, ouvriers Paris, qui ne savent ni lire ni écrire et qui n’ont jamais assisté aux leçons de M. l’abbé de l’Epée, lesquels ont été trouvés si bien instruits de leur religion par la seule voie des signes, qu’on les a jugés dignes d’être admis aux Sacrements de l’Eglise, même à ceux de l’Eucharisitie et du Mariage. Il ne se passe aucun événement à Paris, en France et dans les autres parties du Monde, qui ne fasse la manière de nos entretiens ».
Remarquable observateur, Desloges décrit les particularités de la langue des signes en se servant d’exemples qui concernent précisément les distinctions sociales (haute noblesse, basse noblesse), le monde du travail (marchands, fabricants), les lieux de travail, les matériaux. Il exprime même une idée qui fera son chemin : il compare les sourds à une nation étrangère dont il est souhaitable de connaître la langue.
Idée d’un peuple, idée d’une nation : les sourds ne sont plus des individus isolés, des cas particuliers. Quand ils entrent sur la scène sociale, en cette fin du 18ème siècle, ce q’ils donnent à voir de manière éclatante aux entendants qui ignorent tout d’eux, c’est le plaisir qu’ils tirent des échanges avec leurs semblables, c’est l’affirmation de leur existence individuelle pleine et entière dans et à travers la communauté qu’ils constituent.
Parallèlement, un autre mouvement se dessine, qui entraîne une modification progressive des représentations culturelles de la surdité chez les entendants. Des institutions privées pour sourds naissent à Bordeaux (avec l’abbé Sicard), à Riom (avec l’abbé Salvan), à Besançon (avec le père Perrenet), à Orléans (avec l’abbé Deschamps), etc. Certains, comme Sicard et Salvan, ont suivi l’enseignement de l’abbé de l’Epée et souhaitent le propager. D’autres s’opposent à ses méthodes, comme l’abbé Deschamps. La plupart, pour ne pas dire tous, sont des religieux.
Ces écoles sont pour la plupart des internats qui mettent les élèves sourds en contact les uns avec les autres, contribuant souvent à les sortir de leur isolement. Elles vivent mal : les élèves ne manquent pas mais leurs familles sont indigentes et ne peuvent verser la pension exigée. Il n’y a souvent pas de tuteur, noble ou ecclésiastique, pour prendre le relais des familles en accordant des bourses. Il arrive donc que ces écoles ferment. Mais, c’est indéniable, il s’en crée de plus en plus dans toute la France.

 

Les séances publiques

 

Parmi elles, l’institution de l’abbé de l’Epée occupe une place privilégiée. Située à Paris, elle bénéficie de tous les avantages d’une capital. L’abbé de l’Epée est un homme de relations publiques, qui multiplie les contacts avec les grands de ce monde, rédige des ouvrages sur l’instruction des sourds, polémique avec des rivaux sur la méthode à suivre et, surtout, organise des séances publiques d’enseignement pour attirer les mécènes. Un public varié assiste à ces séances qui ont lieu à son domicile, rue des Moulins. La salle ne peut contenir qu’une centaine de personnes et on y trouve souvent des princes, des ambassadeurs, des magistrats, des ecclésiastiques, tout un monde venu de Paris, de province et de pays étrangers. Les gazettes françaises et étrangères assurent une large publicité à ces exercices. Lors de ces séances, l’abbé de l’Epée fait monter ses élèves sur une scène. Dictées, définitions de mots, explications de phrases, questions posées par le public se succèdent pendant au moins deux heures et soulèvent des tonnerres d’applaudissements. Cette scène est un véritable théâtre où la foule de curieux se presse pour voir ces phénomènes de la nature que sont les sourds, pour voir aussi comment l’abbé, dont la réputation dépasse largement les frontières de la France, s’y prend pour les instruire. Ainsi, au-delà de l’aspect mondain, théâtral ou exhibitionniste de ces séances, se transmettent un savoir et des idées susceptibles de modifier l’attitude du public vis-à-vis des sourds. Ces idées intéresseront suffisamment quelques participants pour les inciter à leur tour à créer une institution.
Prenons l’exemple de Sicard. L’abbé Sicard suit l’enseignement de l’abbé de l’Epée et retourne à Bordeaux pour y prendre la direction de l’institution pour sourds nouvellement créée (1783). Il recrute de nombreux élèves sourds, parmi lesquels Massieu.
Jean Massieu est né en 1772 près de Bordeaux. Sa famille comptait cinq enfants, trois garçons et deux filles, tous sourds. Massieu gardait les moutons. A 13 ans, donc en 1785, un ami de la famille l’emmène à l’Institution de Bordeaux. Il est admis par Sicard, dont il devient rapidement l’élève préféré, et contribue beaucoup à sa renommée dans les séances publiques parce que ses réponses brillantes impressionnent les spectateurs. Massieu représente en quelque sorte l’alter ego sourd de Sicard. C’est à Massieu que Sicard doit les principales victoires de sa carrière et même la liberté, après ses tumultueuses arrestations. A sa mort en 1822, Sicard doit même trente mille livres à Massieu que celui-ci ne récupèrera d’ailleurs jamais. Massieu attendra la mort de Sicard pour se marier, vers 1827, et quittera l’Institution de Paris pour prendre la direction d’une école pour sourds à Lille en 1832.
Cette trajectoire est exemplaire dans la mesure où Massieu a toujours joué un rôle de charnière entre les sourds et les entendants. Il est le représentant par excellence des sourds, leur « coryphée » ainsi qu’on le surnomme. Pour Sicard et, au-delà, pour tous les entendants, il est une source précieuse d’informations et un relais nécessaire à la communication.

 

Les sourds s’affichent

 

De 1780 à 1800, de nombreuses pièces de théâtre sont montées qui recourent au thème de la surdité. Peut-être s’agit-il d’un effet des séances publiques. Le but est avant tout de faire rire le public. On met en scène des personnages de faux sourds ou de faux muets et on s’en sert pour des intrigues de vaudeville ou des scènes de jalousie de mari trompé. Même les personnages portent des noms risibles : Duroreil, Lepot, etc. Une seule pièce diffère des précédentes, celle de Bouilly, intitulée « L’abbé de l’Epée ». L’actrice principale s’était rendue à Saint-Jacques pour rencontrer Massieu qui lui avait fourni tous les renseignements nécessaires à la composition de son rôle. Dans cette pièce, jouée en 179, la surdité n’est plus un motif de rire, un « truc » ou une « machine » de scène.

 

La surdité n’est plus une honte

 

Excellent observateur, l’abbé de l’Epée avait noté en 1776 les changements qui pouvaient survenir dans les attitudes face à la surdité : «  Des parents se croyaient, pour ainsi dire, déshonorés d’avoir un enfant sourd et muet. On pensait avoir repli toute justice à son égard en pourvoyant à sa nourriture et à son entretien ; mais on le soustrayait pour toujours aux yeux du monde, en le confinant dans l’obscurité de quelque pension inconnue. Aujourd’hui, les choses sont changées de face. On a vu plusieurs sourds-muets se montrer au grand jour. Les exercices qu’ils devaient faire ont été annoncés par des programmes qui ont excité l’attention du public. Des personnes de tout état et de toute condition y sont revenues en foule. Les soutenants ont été embrassés, applaudis, comblés d’éloges, couronnés de lauriers. Ces enfants, qu’on avait regardés jusqu’alors comme des rebuts de la nature, ont paru avec plus de distinction et fait plus d’honneur à leurs pères et mères que leurs autres enfants ». Et l’abbé de l’Epée conclut : « On montrait ces acteurs de nouvelle espèce avec autant de confiance et de plaisir qu’on avait pris jusqu’alors de précautions pour les faire disparaître ».
En somme, en cette fin du 18ème siècle, à travers la multiplication des institutions, l’organisation de séances publiques et la prolifération d’écrits de littérateurs et de pédagogues, les sourds s’affirment, leur existence sociale commence à être reconnue. Et, dans ce processus, la Révolution française va jouer un rôle essentiel.
Lorsque l’abbé de l’Epée meurt, le 23 décembre 1789, à l’a^ge de 77 ans, la Révolution française a déjà très sérieusement ébranlé la monarchie. Le débats sur la question de la citoyenneté sont à l’ordre du jour. Le pouvoir, revendiqué par les représentants de la Nation, change de mains.

 

Un problème de société

 

Devant le li de mort de l’abbé de l’Epée, un député prononce une phrase importante : « Mourez en paix, la patrie adopte vos enfants ». Les sourds, enfants de l’abbé de l’Epée ? Cette image d’une famille, d’un rapport de filiation est très intéressante à noter. De nombreux textes de la fin du 18ème siècle présentent les sourds comme des orphelins parce qu’abandonnés par la nature. Dans cette optique l’abbé de l’Epée était leur père de substitution. Lorsque meurt l’abbé de l’Epée, leur père de substitution, il revient à la Nation d’adopter les sourds et de prendre leur sort en charge. Une remarque essentielle sur ce point : « enfants » ne signifie pas « êtres en bas âge » mais « fils et filles de ». Les sourds ne sont pas perçus comme des mineurs mais, au même titre que tous les citoyens, comme des fils et des filles de la Nation. C’est à la grande famille-Nation d’exercer sa tutelle sur les enfants citoyens, sourds ou entendants.
A ce tournant de l’histoire et par rapport à cette question de l’accès des sourds à la citoyenneté, quelles questions trouve-t-on posées par les nouveaux acteurs du pouvoir ?
Dressons un bref tableau de la situation des élèves de l’abbé de l’Epée au début de l’année 1790. Au nombre de soixante-dix environ, ils habitent dans deux maisons distinctes. Les garçons sont placés sous la surveillance d’un homme et les filles sous celle d’une femme. La Commune de Paris décide qu’ils seront régulièrement conduits dans les locaux de l’ancien couvent des Célestins pour y suivre les cours de l’abbé Masse, l’homme que l’abbé de l’Epée a désigné de son vivant comme son successeur. Mais un problème devient urgent à résoudre : de quoi fera-t-on vivre ces élèves ? La Nation ayant adopté les sourds, leur sort n’est plus une question privée. . Il est donc impossible de les laisser simplement retourner chez eux et de revenir à la situation antérieure où les familles se tiraient seules d’affaire, avec les moyens dont elles pouvaient localement disposer. Il faut donc choisir : les sourds constituent-ils une catégorie sociale à part entière d’indigents qu’il faut secourir par le versement d’une aumône ou faut-il leur procurer une instruction adéquate qui les amènera à un métier rémunérateur ? Autrement dit, secours ou instruction ?
Des deux positions, le député Raffron défend la première. Le 1er février 1794, il prend la parole devant la Convention national. Cette date est postérieure à 1790, mais ce discours est révélateur d’un courant de pensée bien antérieur à 1794, bien antérieur même au déclenchement de la Révolution. Le arguments de Raffron sont les suivants : 1) Il ne sert à personne d’instruire le sourds : ni aux sourds, parce que, dit-il, « ils sont nés muets, ils mourront muets. Ainsi le veut la nature » ; ni à la nation, ajoute-t-il, parce qu’elle ne manque pas de savants. 2) Il ne sert à personne de les regrouper dans une école, ni aux sourds, parce qu’ils sont éloignés de leurs parents, parce que l’école ressemble à un couvent, parce q’ils vivent dans des conditions difficiles, assujettis à la règle des exercices communs et dans une gêne et une contrainte qu’ils ne connaissent pas dans leur famille ; ni à la nation, parce qu’on lutte pour secourir les pauvres et non pour la grandeur d’un établissement qui flatterait l’orgueil national.
Ces arguments ne l’emportent pas. Mais la dimension de la bienfaisance ne disparaîtra pas pour autant : la preuve en est qu’aujourd’hui encore l’Institut national de Jeunes sourds de Paris, collège d’enseignement général et professionnel, dépend du ministère de la solidarité, de la santé et de la protection sociale et non du ministère de l’Education nationale.
La Révolution française noue ainsi de nouveaux rapports institutionnels entre sourds et entendants, dans les domaines des secours et de l’instruction et non dans ceux de la médecine ou du droit. Ce qui est proposé aux sourds, ce sont avant tout des écoles. Et cela, l’abbé Sicard, qui apprend à Bordeaux la mort de l’abbé de l’Épée, l’a bien compris.

 

L’ascension de Sicard

 

Sicard collectionne les titres. C’est l’archevêque de Bordeaux, Champion de Cicé, qui l’a nommé premier instituteur (directeur) de l’école de Bordeaux en 1783. Mais Sicard en veut plus. Grammairien de formation, il rêve d’entrer à l’Académie française. L’idée de devenir directeur de l’école des sourds de Paris n’est pas pour lui déplaire. En 1790, Sicard a un bel atout : Champion de Cicé est devenu le garde des sceaux de Louis XVI. Sicard lui écrit donc et lui fait valoir l’argument suivant : l’abbé Masse a bien été désigné par l’abbé de l’Épée comme son successeur. Mais n’est-ce pas à la Nation et à ses représentants et non à un individu de choisir le nouveau premier instituteur ? Sicard propose donc un concours où l’on verrait s’affronter devant un jury de sommités tous ceux qui ont acquis quelque expérience dans l’éducation des sourds. L’idée est retenue. Sicard se présente donc avec Massieu devant une commission composée de membres de l’Académie française, de l’Académie des sciences, de représentants de la Commune de Paris et de Bailly, maire de la capitale. Face à lui, aucun des deux concurrents, chacun accompagné d’un élèves sourd, n’est de taille à l’affronter. L’abbé Salvan, qui a du fermer l’institution pour sourds qu’il dirigeait à Riom, déclare d’entrée de jeu qu’il acceptera volontiers d’aider Sicard en cas de victoire de celui-ci. Les réponses de Massieu, qui a dix-huit ans, éblouissent le jury. Le 6 avril 1790, Sicard est nommé premier instituteur.

 

Un territoire enfin reconnu

 

Dès lors, il ne perd pas de temps. Il rédige des rapports, envoie des lettres, rencontre des députés auxquels il soumet ses réflexions sur l’organisation de la future école. En août 1790, une délégation de sourds conduite par Massieu dépose une réclamation écrite devant les députés : « En butte à tous les maux, les sourds et muets sont les premiers enfants de la patrie et c’est dans le sein de ceux qui représentent la Nation qu’ils viennent déposer leur douleur et leurs inquiétudes, ils viennent les supplier de charger leur comité de mendicité d’examiner leur situation, de veiller sur leur sort et d’assurer un bonheur dont ils ont déjà l’espérance. Procurer à des milliers d’être l’existence qui leur manque, réparer envers eux les torts de la nature, rendre utiles à la société des citoyens qui ne seraient pour elle qu’un fardeau, voilà ce que les sourds et muets sollicitent auprès de l’Assemblée nationale (…) ». Cette démarche est chaudement applaudie par les députés qui accordent aux sourds le droit de loger aux Célestins. Lieu d’enseignement et lieu de résidence sont maintenant réunis. Le 21 juillet 1791, le député Prieur de la Marne présente un projet de décret qui est adopté le 29 par l’Assemblée nationale. L’Institution nationale des sourds-muets est née.
Que dit ce décret ? On retiendra trois points : 1) la surveillance de l’établissement est officiellement confiée au département de Paris. 2) Le lieu officiellement désigné est confirmé : ce sont les Célestins. L’Institution aura les caractéristiques d’un internat. 3) Il est nécessaire de réunir dans ce même lieu les sourds et les aveugles. Le premier point énonce une prise de contrôle progressive de l’Institution par l’État. C’est au ministre de l’intérieur de décider des admissions d’élèves, de nommer les employés de l’Institution et d’arrêter les modalités d’une règlement intérieur extrêmement élaboré. C’est à lui que Sicard rend compte des méthodes d’enseignement employées mais il n’intervient pas encore sur ces méthodes et la question de l’utilisation des signes n’est pas encore posée.

 

Une utopie révolutionnaire

 

Concernant le second point, il convient de rappeler les débats qui se déroulent autour de la nécessité d’un internat. L’idée centrale de ces débats est que l’Institution doit réunir les élèves dans un espace unique, différencié du monde environnant et aussi autonome que possible quant à son fonctionnement. Lieu unique : contrairement à ce qui se passait dans l’école de l’abbé de l’Épée, les cours, les repas, le logement, les soins, les services religieux doivent maintenant se dérouler dans un seul lieu. L’Institution doit constituer un espace idéal, une petite société où l’on retrouvera réunis toutes les fonctions, tous les services d’une collectivité humaine. Lieu différencié : il s’agira d’un espace pur, soigneusement fermé et séparé de la société dépravée et corrompue, où les sourds bénéficieront de l’action civilisatrice des instituteurs désignés par la Nation. Sous le contrôle permanent du personnel, l’éducation des élèves produira des hommes nouveaux et régénérés, pour leur plus grand bien comme pour celui de la Nation. On veillera aussi à séparer garçons et filles pour préserver la morale. Lieu autonome : apprenant un métier, les sourds subviendront aux besoins de l’Institution par leur activité de production. L’Institution ne sera donc pas à la charge de la société.
Le double objectif est de donner aux sourds les moyens de conquérir leur autonomie sans que le coût pour la Nation soit trop élevé. Cette utopie sociale, ce grand rêve d’un ilôt de perfection et d’indépendance sont communs à tous les projets de réforme de la période révolutionnaire. Pour obtenir la régénération sociale, il faut que chaque catégorie de populations, enfants, malades, prisonniers, élèves, ouvriers, marginaux de toutes sortes, bénéficient d’espaces de pratiques différenciés et autonomes.

 

La réunion des sourds et des aveugles

 

Quant au troisième point du décret, pourquoi faut-il réunir les sourds et les aveugles ? C’est, en premier lieu, une source d’économie. D’autre part, l’analogie entre les sourds et les aveugles, ces orphelins de la nature, s’impose à tous les esprits. Leur exclusion sociale est perçue comme consécutive à un déficit sensoriel. Sourds et aveugles sont en situation de symétrie et de complémentarité. Ici ou là, on peut lire : « L’un entend par les yeux, l’autre ne voit que par les oreilles. » Un rapport énonce : « Rassemblés dans le même local, réunis aux mêmes ateliers, l’aveugle et le sourd formeront une société aussi parfaite que celle de l’homme qui voit et de celui qui entend ». L’assistance mutuelle rend ainsi inutile celle de la Nation. L’émancipation collective des sourds et des aveugles passe par leur entraide et décharge la Nation d’un effort supplémentaire.
Deux mois après la fondation officielle de l’Institution des sourds, celle des aveugles est décrétée par l’Assemblée nationale (le 28 septembre 1791) et les aveugles rejoignent les sourds aux Célestins.
Cette cohabitation mouvementée dure un moins de trois ans. Sicard est un royaliste et un religieux, Valentin Haüy, premier instituteur des aveugles, un laïc et un révolutionnaire qui participe activement aux événements de son quartier. Après des débuts prometteurs et sereins, la compétition entre les deux institutions commence. Quand Sicard se présente avec ses élèves devant l’Assemblée nationale et obtient quelque avantage, Haüy s’y rend aussi, fait jouer la Marseillaise par ses protégés et obtient les mêmes avantages. Les conflits entre les élèves sont aussi attisés par leurs directeurs. Pourtant, sourds et aveugles se retrouvent ensemble pour réclamer la libération de Sicard, arrêté en août 1792 par les bons soins d’Haüy. La fureur populaire est alors à son comble. Alors que des centaines de prisonniers de la prison Saint-Germain sont assassinés ou executés les 1e et 2 septembre 1792, Sicard échappe à la mort grâce à l’intervention d’un certain Monnot, horloger de son état.
Après la libération de Sicard, la rupture est consommée avec Valentin Haüy. Il faudra un peu moins de deux ans pour que les deux institutions se séparent. En mars 1794, les sourds s’installent rue Saint-jacques, dans l’ancien séminaire Saint-Magloire, pratiquement vide depuis plusieurs années, alors que, depuis mai 1793, l’école de Bordeaux s’est hissée au rang d’institution nationale. Désormais, sourds et aveugles auront chacun leur histoire.

 

À chacun sa vérité

 

Terminons par un épisode significatif. Le 31 août 1792, Massieu et quelques élèves se présentent devant l’Assemblée nationale pour réclamer la libération de Sicard. C’est un acte courageux, au moment où l’on fait peu de cas de la vie des royalistes et des aristocrates. Massieu dépose donc une requête, qu’on peut relever dans les Archives parlementaires : « Les sourds-muets, élèves de l’abbé Sicard, viennent ici pour vous prier de leur faire rendre leur père, leur ami, leur instituteur, M. l’abbé Sicard, qui est en prison, qui n’a jamais fait de mal à personne, qui fait toujours du bien à tout le monde, qui nous a appris à aimer la Révolution et les principes sacrés de la liberté et l’égalité, qui aime bien tous les hommes, les uns bons et les autres méchants. »
Ce texte dénote un savoir-faire politique évident : présenter Sicard comme un chantre de la Révolution est en effet un comble. Mais Massieu sait trouver l’argument qui fait mouche.
Or, voici le compte rendu que Sicard fera de cette démarche, en 1796, dans les Annales religieuses, politiques et littéraires. Selon lui, la lettre que Massieu aurait remise aux députés disait : « Monsieur le Président, on a enlevé aux sourds et muets leur instituteur, leur nourricier et leur père. On l’a enfermé dans une prison, comme s’il était un voleur, un criminel. Cependant il n’a pas tué, il n’a pas volé, il n’est pas un mauvais citoyen. Toute sa vie se passe à nous instruire, à nous faire aimer la vertu et la patrie. Il est bon, juste et pur. Nous vous demandons sa liberté. Rendez-le à ses enfants, car nous sommes ses fils. Il nous aime comme s’il était notre père. C’est lui qui nous a appris ce que nous savons. Sans lui nous serions comme des animaux. Depuis qu’on nous l’a ôté, nous sommes tristes et chagrins. Rendez-nous le, vous nous ferez heureux ».
Passe encore que Sicard taise les arguments de Massieu sur son civisme : la version de Sicard paraît dans une revue religieuse royaliste. Mais que penser de cette présentation si flatteuse pour lui-même et si méprisante pour les sourds ? Il fallait que Massieu et ses élèves aient vraiment envie de voir survivre leur école pour accepter de défendre un individu professant de telles opinions.
Cet exemple révèle le comportement parfaitement émancipé et autonome des sourds, hors du contexte de dépendance de l’Institution. Il n’y a qu’un Sicard pour croire que, sans lui, ils ne seraient rien.
Cet exemple montre aussi l’intérêt de connaître la version sourde de l’histoire, car c’est généralement la version entendante que l’on retient et qui laisse une trace.
En résumé, deux voies s’offrent aux sourds pendant la Révolution. Certains, les moins nombreux, passent par les institutions qui leur sont destinées. Les autres, c’est-à-dire l’écrasante majorité, ne suivent aucun enseignement scolaire, ce qui ne les empêche pas toujours d’exercer un métier. Si les sourds n’ont pas attendu que les entendants se préoccupent de leur sort et l’érigent en cause nationale, c’est aussi parce que les écoles nouvellement créées ne pouvaient répondre, en qualité comme en quantité, à leurs besoins.
Sous la Révolution française, les sourds sont dans un position particulière au sein de ces écoles : parce qu’ils sont des enfants assujettis aux adultes entendants, ils n’ont pratiquement aucun pouvoir décisionnel. Par ailleurs, force est de reconnaître que les représentants de la Nation, tous entendants, ont décidé seuls des grandes options en matière de surdité.

 

Une page est tournée

 

Mais, en débattant de la nécessité d’un enseignement spécifique, en se référant en de multiples occasions au langage gestuel, en lançant des campagnes de recensement des sourds dans tous les départements de France, les députés ont pourtant largement contribué à modifier le paysage institutionnel et les représentations culturelles de la surdité. Dans les écoles créées par l’Assemblée nationale, les sourds prendront un rôle accru et s’attelleront à la tâche de l’enseignement. Parmi les élèves de Massieu et ceux de la génération suivante, on trouvera les futures étoiles du mouvement sourd : Laurent Clerc, Ferdinand Berthier, Claudius Forestier, Pierre Pélissier et tant d’autres.
La création des Institutions nationales par la Révolution française a ainsi favorisé l’émergence de la communauté sourde et l’affirmation de son identité spécifique.

 

(Article paru dans “Le pouvoir des signes”, ouvrage collectif sous la direction de Lysiane Couturier, édité par l’Institut national de jeunes sourds de Paris, Paris, décembre 1989).