♦ Hommage à Bernard Mottez : « Les Sourds existent-ils ? »
Mairie du 9ème arrondissement de Paris, 11 avril 2004
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L’association GESTES est heureuse de vous accueillir pour une conférence exceptionnelle autour de Bernard Mottez. Bernard Mottez est, comme chacun sait, sociologue et il a travaillé comme directeur de recherches pendant de nombreuses années à l’EHESS. Il est maintenant retraité et, prochainement, il va traverser l’Atlantique pour l’Amérique centrale pour y couler des jours que nous lui souhaitons heureux, ainsi qu’à son épouse Dora. Nous avons pensé qu’il serait bon, avant son départ, de revenir sur cette tranche d’histoire qui va des années 70 à aujourd’hui, période qui a vu le déclenchement puis l’expansion de ce qu’il est convenu d’appeler le mouvement sourd. Ce mouvement qui n’a cessé de se diversifier, Bernard Mottez l’a non seulement accompagné mais encore il a tout fait pour le faire connaître et pour l’amplifier. Il lui a fourni des outils conceptuels : par exemple, lorsque nous parlons de la surdité comme d’un rapport, nous oublions souvent que cette idée a été traitée de multiples manières par Bernard Mottez et que c’est grâce à lui qu’elle s’est banalisée. Il a publié la revue Coup d’Oeil, qui a passé en revue, et avec quelle fougue, pendant une dizaine d’année l’actualité de la surdité du monde entier. Il a participé à d’innombrables réunions, colloques et manifestations – je pense en particulier au mouvement autour de l’association 2LPE. Il a enfin organisé ce magnifique séminaire où tant de sourds ont pu venir témoigner de leurs joies et de leurs peines dans une atmosphère de très grande écoute. Toutes ces activités furent autant de foyers où, pour la première fois dans l’histoire contemporaine, collectivement et individuellement, les sourds ont pris la parole en public en France. Prendre la parole, c’est-à-dire parler en leur nom propre et de la manière qu’ils avaient choisie, en langue des signes française. Peu importait que tous les sourds ne se reconnaissent pas forcément dans ce mouvement d’affirmation de soi. Pour ceux pour qui la langue des signes représentait un trésor culturel et un patrimoine, le temps était venu de revendiquer le droit au bonheur et au bien-être. Ce bien-être, beaucoup le pressentait, devait nécessairement passer par de profondes mutations sociales. Depuis une trentaine d’années, éducation, lois, pratiques professionnelles, institutions, tous les fondements de la société ont été ébranlés par cette onde de choc provoquée par une minorité d’ «étrangers» bien décidés à secouer la torpeur béate d’une majorité entendante communiant dans la passion de l’identique, c’est-à-dire de la norme entendante, au nom bien sûr d’idéaux élevés, antiracistes et antighettoïstes.

Pour la première fois donc depuis longtemps, collectivement et individuellement, les sourds ont publiquement fait acte de présence. « Je suis là », « nous sommes là » ont-ils dit, tantôt timidement, tantôt agressivement puis de manière de plus en plus assurée. Mais le processus d’affirmation d’existence n’est ni simple, ni linéaire. Bernard Mottez, qui en suivait de très près l’évolution et en rendait régulièrement compte dans ces centaines d’articles diffusés vers tous les horizons, a un jour pris la plume pour nous interpeller tous, comme il savait le faire, sur cette question décidément fondamentale : « Les Sourds existent-ils ? ». L’article qu’il a fait paraître sous ce titre dans la revue « Psychanalystes » du Collège de Psychanalystes date de 1993. Bernard Mottez y montrait, presque vingt ans après l’éclosion du grand chambardement culturel sourd, combien la situation demeurait précaire pour les sourds. Il y expliquait que les sourds doivent tout prouver, même leur existence : « On ne leur fait par avance crédit de rien. Ils doivent tout prouver. C’est une vieille tradition. Les Sourds ont-ils une âme ? Les Sourds ont-ils la notion du bien et du mal ? Les Sourds se comprennent-ils entre eux ? Les Sourds ont-ils accès à l’abstraction ? La Langue des Signes est-elle une vraie langue ? Les Sourds ont-ils un inconscient ? La Culture sourde existe-t-elle ?». À travers les siècles, les entendants n’ont eu de cesse, et par tous les moyens de la médecine et de l’éducation, de pousser les sourds vers le seul avenir qu’ils (les entendants) pouvaient concevoir, le devenir-entendant, ne voyant dans les sourds présents que des non-êtres, des déficients totaux et incapables, des in-fans (sans parole) ou des animaux. Pour les sourds, il n’y avait pas de place au présent pour une existence digne de ce nom. L’histoire des sourds est jalonnée de coups tordus où, au moment où ils se dressent pour dire « j’existe », on leur a tiré le tapis sous les pieds, les obligeant à tout recommencer et à tout devoir prouver. Et ça continue de plus belle ! Au moment même où des progrès considérables ont été accomplis en matière d’accessibilité, certains idéologues agitent à nouveau le fantasme de la disparition prochaine de la surdité : dépistage toujours plus précoce de la déficience auditive, généralisation de l’implant cochléaire, conseil génétique… Face à ces prétentions, les sourds se sont dressés et, en jetant leur existence à la face du monde, ils ont refusé cette pseudo-alternative du non-être et du devenir entendant. Ce faisant, ils ont réalisé quelque chose qui fascine Bernard, qu’il a dit et écrit dans plusieurs de ses textes.

Je me souviens de discussions que nous avons eues ensemble au sujet de ce point précis – j’ai quelque peine à parler d’un point, tant le sujet est vaste et fondamental. La problématique pourrait être résumée par un exemple : un psychanalyste, comme chacun sait, est formé par un autre psychanalyste qui lui fournit des tas d’explications, d’éléments de pratiques et de théories. Mais qui a formé le premier psychanalyste ? Où trouver le principe de cette capacité incroyable d’auto-engendrement ? Aujourd’hui, les sourds enseignent la LSF. Mais qui leur a appris à le faire, qui en a fait des pédagogues et même des experts ? Comment tant de sourds menuisiers, tailleurs ou même non-diplômés sont-ils devenus informaticiens, présentateurs de télévision, professionnels de la petite enfance ou experts linguistiques en matière de santé ? Comment donc à partir de rien y a-t-il eu quelque chose ? Bernard Mottez s’est beaucoup penché sur la transmission des savoirs, des savoir-faire et des savoir-être. Il n’était pas tant intéressé par la transmission faite par les maîtres, ceux qui sont là pour expliquer avec des discours et pour mieux faire croire à leurs élèves que ces derniers ne seraient rien et n’acquerraient jamais aucun savoir sans eux. Bernard a toujours été particulièrement interpellé par la transmission non-verbale des savoirs, par le pouvoir d’imitation des humains entre eux, par leur capacité immanente de se porter vers toute discipline, vers toute pratique, vers tout savoir, dès lors qu’ils commencent à croire en leurs compétences. La position qu’ils occupent aujourd’hui dans de nombreux postes, les sourds l’ont souvent due à leur capacité de se former sur le tas en inventant, en imitant ou en accommodant à leur sauce des outils pratiques et conceptuels. Certes, aujourd’hui il y a bien ici ou là des filières de formations, il y a bien des enseignants sourds pour former d’autres sourds, il y a bien à leur suite des entendants pour transmettre directement un savoir en langue des signes. Mais qui niera que tout cela a commencé par ce cri qui est au commencement de tout et qui fait tout advenir : « Je crois en mes capacités, je crois en mon désir ! Je peux ! Envers et contre tous ceux qui prétendent le contraire, J’EXISTE ! ». Bernard Mottez a observé, accompagné et soutenu de toutes ses forces ce formidable mouvement social d’autoproduction collective de soi qui fait qu’aujourd’hui nous sommes ici ensemble, et demain sur d’autres lieux, sourds et entendants, dans un échange interculturel continu et continûment enrichissant.

C’est pour rendre compte, autant que faire se peut, de ces évolutions que nous avons demandé à quelques compagnons de route de Bernard Mottez et à une doctorante en philosophie qui se penche de très près sur son œuvre de nous faire part de leurs réflexions. Mais nous n’oublions pas que les compagnons de route de Bernard sont aussi dans cette salle et bien au-delà encore, sourds, entendants, collègues, amis ou lecteurs, et que l’hommage que nous adressons aujourd’hui à Bernard, au moins autant qu’à lui, leur est dû.

Nous avons donc prévu de passer la parole aux conférenciers successifs et, après chaque intervention, de laisser Bernard intervenir s’il le souhaite. Avant la pause, nous donnerons la parole à la salle et là encore, Bernard pourra intervenir s’il le souhaite. Le même schéma sera appliqué à la seconde partie de notre conférence. Je passe donc la parole à Daniel Abbou…