♦ Surdité et lien social :
à quelles conditions peut-on s’entendre ?
EFPP*, Paris, 29 avril 2014
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Les trois sourds (Conte de Mamadou Diallo)*

 

C’est l’histoire d’une femme. Elle était sourde, tellement sourde qu’elle n’entendait rien. Tous les matins, elle portait son enfant sur son dos et elle se rendait à son champ. Elle avait un immense champ d’arachide. Et, un matin qu’elle était là, en train de travailler tranquillement dans son champ, arrive un monsieur, tellement sourd qu’il n’entendait rien. Et ce monsieur cherchait ses moutons. Écoutez bien. Il s’adressa à la dame : « Madame, je cherche mes moutons, leurs traces m’ont conduit jusqu’à votre champ. Est-ce que vous ne pourriez pas m’aider à les retrouver ? D’ailleurs on les reconnaît bien mes moutons. Parmi eux, il y a un mouton blessé. Madame, si vous m’aidez à retrouver mes moutons, je vous donnerai ce mouton blessé, vous pourrez toujours vous en servir ». Mais elle, n’ayant rien entendu, rien compris, elle a pensé que ce monsieur lui demandait seulement jusqu’où son champ s’arrêtait. Elle se retourna pour lui dire : « Mon champ s’arrête là-bas ». Le monsieur a suivi la direction indiquée par la dame et par un curieux hasard, il trouva ses moutons en train de brouter tranquillement derrière un buisson. Tout content, il les rassembla et est venu remettre à la dame le mouton blessé. Mais celle-ci, n’ayant rien entendu, rien compris, elle a pensé que ce monsieur l’accusait d’avoir blessé ce mouton. Alors elle s’est fâchée : « Monsieur, je n’ai pas blessé votre mouton. Allez accuser qui vous voulez, mais pas moi. D’ailleurs des moutons je n’en ai jamais vus ». Le monsieur, quand il a vu la femme se fâcher, il a pensé que cette femme ne voulait pas de ce mouton mais qu’elle voulait d’un mouton plus gros, et à son tour il se fâcha : « Madame, c’est ce mouton que je vous ai promis et il n’est pas du tout question que je vous donne le plus gros de mes moutons ». Tous les deux ils se fâchèrent, ils se fâchèrent à un tel point qu’ils finirent par arriver au tribunal. Et le tribunal, dans cette Afrique d’il y a longtemps, cela se passait sur la place du village, à l’ombre d’un grand arbre, l’arbre à palabres, le plus souvent un baobab. Le juge, lui qui était en même temps le chef du village, il était là, entouré de tous ces gens qu’on appelle les notables, la dame et le monsieur sont arrivés tout en continuant leur querelle et après les salutations, c’est elle qui parla la première : « Ce monsieur m’a trouvé dans mon champ, dit-elle, il m’a demandé jusqu’où mon champ s’arrêtait. Je lui ai montré et j’ai repris mon travail. Ce monsieur est parti, et quelques instants après il est revenu avec un mouton blessé, m’accusant de l’avoir blessé. Or moi, je jure que des moutons j’en n’ai jamais vus. Voilà pourquoi on est ici Monsieur le juge… ». C’était au tour du monsieur : « Je cherchais mes moutons, dit-il, et leurs traces m’on conduit jusqu’au champ de cette dame, à cette dame j’ai dit que si elle m’aidait à retrouver mes moutons, je lui donnerais un d’entre eux mais j’ai bien précisé le mouton blessé. Elle m’a montré mes moutons, c’est ce mouton blessé que je lui ai donné. Elle veut d’un mouton plus gros, pensez-vous que je vais lui donner le plus gros de mes moutons, à deux pas de la fête des moutons ? ». Le juge se leva, il était aussi sourd qu’un pot, et quand il a vu l’enfant sur le dos de sa mère, il a pensé qu’il ne s’agissait là que d’une petite querelle de ménage. Alors il s’adressa au monsieur : « Monsieur, cet enfant est votre enfant, regardez d’ailleurs comment il vous ressemble ! À ce qu’il me semble vous êtes un mauvais mari… Et vous, Madame, des petits problèmes comme ça, ce n’est pas la peine de venir jusqu’ici étaler ça devant tout ce monde. Rentrez chez vous. Je souhaite que vous vous réconciliez ». Ayant entendu ce jugement, tout le monde éclata de rire. Et le rire contamine le juge, la dame et le monsieur. Que firent-ils ? Ils éclatèrent de rire, bien que n’ayant rien compris.
Et c’est à partir de là que le conte pose sa question. Le conte voudrait savoir lequel de ces trois est le plus sourd ? Il vaut mieux ne pas se dépêcher de donner une réponse, tel qu’on le conseille, quelque part en Afrique, d’avoir le cou aussi long que celui du chameau, afin que la parole, avant de jaillir, puisse prendre tout son temps…

 

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J’ai entendu cette fable pour la première fois il y a longtemps. Mamadou Diallo, conteur sénégalais, parcourait encore le monde pour offrir ses histoires à tous les publics – il est décédé en 1996. Ce conte fait partie de ces trésors, de ces pépites de patrimoine culturel que l’on garde en soi, matière brute à laquelle il arrive qu’on ne touche pas pendant un certain temps et que l’on reconsidère parfois, dans certaines circonstances, pour l’analyser en y portant un regard neuf. Cette opportunité, c’est votre invitation renouvelée à m’exprimer devant vous qui me l’a offerte et je vous en suis très reconnaissant. Mon intention est donc aujourd’hui de poursuivre, à travers ce conte, la réflexion entamée lors de ma présentation du 5 novembre dernier autour de la question du sentir ensemble comme condition de la communication et de l’entente interhumaine.
Sur un plan chronologique, le récit comporte cinq parties : deux rencontres entre un homme et une femme, une audience de tribunal devant un juge, des notables et un public, le dénouement de la crise et une morale de l’histoire.
La crise entre les protagonistes se noue autour de trois séries de malentendus. La première ne prête pas à conséquence fâcheuse : l’homme demande où est son mouton, la femme croit lui répondre en lui indiquant les limites de son champ et c’est de manière tout à fait involontaire et fortuite que ses indications permettent à l’homme de retrouver ses moutons. Le deuxième épisode comporte une série de malentendus qui dressent les deux protagonistes l’un contre l’autre en un conflit qui n’a d’autre issue que le tribunal. Le troisième épisode met le juge à égale distance dans l’incompréhension avec les plaignants : à partir d’une idée fausse (vous êtes mari et femme et voilà votre enfant), le juge exprime un ordre de faits et de souhaits (vous gérez mal votre vie de couple, vous devriez améliorer votre comportement) qui ne coïncide en rien avec celui de chacun des deux plaignants.
Vous avez remarqué que, jusqu’ici, le matériau de ces malentendus est entièrement verbal. Tout est dans la parole. Chacun des interlocuteurs est entièrement engagé dans son dire : la femme travaille sur son champ d’arachide, son enfant sur le dos, elle répond du mieux qu’elle peut à la question de l’homme, l’homme navré de la perte de ses moutons cherche à les récupérer et, pour cela, suit de bonne foi les conseils de la femme, les échanges entre les deux interlocuteurs souscrivent aux règles de la politesse et de la réciprocité (tu me donnes une information et je te remercie par le don d’un mouton), le juge est dans son rôle de juge et en toute bonne foi, lui aussi, renvoie chacun à ses responsabilités et prescrit le bien et le juste. Pourtant, quelque chose a dysfonctionné. Les acteurs du drame n’ont pas pu ne pas s’en rendre compte, puisque l’affaire prend une tournure critique et qu’il faut en passer par le tribunal. Mais aucun d’eux ne semble se douter du motif de l’aporie dans laquelle ils sont tombés. Ce motif, nous autres auditeurs du conte, nous le connaissons parce que le narrateur nous l’a livré d’emblée : c’est la surdité, c’est-à-dire la déficience auditive, le défaut de perception suffisamment discriminante des émissions sonores par chacun des trois personnages. La surdité joue ici le rôle du petit grain de sable qui vient enrayer l’engrenage. Toutes les composantes du conte découlent de la surdité et s’ordonnent à partir d’elle – mais celle-ci, notez-le bien, n’est jamais nommée par les acteurs, personne ne la jette en pâture explicative, et il en sera d’ailleurs ainsi jusqu’à la fin du conte. Les trois protagonistes, tous aussi sourds, sont strictement placés sur un même plan, car inextricablement plongés dans l’incommunication verbale. On s’attendrait à ce que le juge réussisse à départager l’homme et la femme par des commentaires ou des explications prolongeant les paroles déjà émises, lesquelles, s’ajoutant au contexte, lèveraient les incompréhensions en restituant à chacun la vérité de son dire. On s’attendrait aussi, cerise sur le gâteau, à la révélation de la cause en dernière instance de la méprise, cette surdité qui joue de tels méchants tours. Mais il n’en est rien : l’intervention du juge ne fait que compliquer l’affaire car sa parole emprunte le même canal audio-vocal que celui auquel recourent les plaignants, elle est donc frappée de la même hypothèque. Les arguments, rationnels et de bon sens, opposent leurs différences mais la surdité n’offre aucune chance de combler le hiatus qui les sépare. Le conte est tout à fait explicite sur ce point : dans cette situation de distorsion du canal audio-vocal de communication, du verbe sonore on ne peut attendre aucune solution.
Le conte nous vient heureusement en aide en nous offrant un dénouement. Nous savons déjà que les trois interlocuteurs sont « grillés » dans leur capacité à se faire comprendre et, logiquement, on ne peut rien attendre d’eux tant qu’ils s’obstineront à poursuivre le même type d’échange. La solution vient donc de l’extérieur, et sur un autre terrain.
Une instance tierce intervient en effet pour jouer un rôle-clé : l’assemblée des notables, les gens du village. Eux ne sont pas sourds, aucune parole sonore ne leur a échappé au cours de l’audience. Je note d’ailleurs que la position de ces notables est analogue à la nôtre, celle des auditeurs du conte. Nous pouvons nous identifier aux notables par notre position : comme eux, nous sommes témoins de ce qui se dit et nous saisissons parfaitement les motifs de la mésentente. Mais il demeure toutefois une petite incertitude sur le point de savoir si notre position est entièrement identifiable à celle des notables : comme je l’ai déjà remarqué plus haut, nous autres sommes informés depuis le début de la surdité des protagonistes, mais nous ne savons pas si les notables le sont. Tout porte à croire qu’ils le deviennent au cours de l’audience et qu’ils finissent par situer correctement le problème – sauf que le conte n’en dit rien… La conscience de la présence de la surdité n’entraîne pas que celle-ci soit nommée et que les notables se lancent dans des commentaires explicatifs. Non, la résolution de la crise passe par un autre chemin, celui du rire.

 

Qu’en est-il du rire ?

 

Le rire est un comportement, un geste, c’est-à-dire un mouvement du corps exprimant une émotion et porteur d’un affect. Pour autant, d’une situation à l’autre, cette émotion et cet affect n’ont pas toujours la même valeur. Dans le conte, ce qui le déclenche est sans doute le fait que les notables sont en mesure de réunir toutes les données du problème : contrairement aux acteurs du drame encore égarés dans la partialité de leurs explications, ils ont toutes les cartes dans les mains et c’est en syntonie avec la situation qu’ils se mettent à rire. Mais quelle est la valeur de ce rire ? On peut légitimement supposer que les notables se moquent des plaignants et du juge et que ce rire manifeste de l’ironie. Ici, rire c’est rire d’autrui. Mais que précise encore le conte ? Que ce sont d’abord le public et les notables qui rient, puis que « le rire contamine le juge, la dame et le monsieur. Que firent-ils ? Ils éclatèrent de rire, bien que n’ayant rien compris. » Le rire se transmet aux protagonistes par contamination, hors de tout cheminement intellectuel, hors de tout raisonnement et de toute verbalisation. Ce mouvement du corps est transmis dans un champ perceptif différent du canal audio-vocal qui véhicule le litige, il est donc perceptible par tous, il annule les différences de condition physique entre sourds et non-sourds. Le petit pas accompli, mais aux conséquences essentielles, est que le rire d’autrui s’est mué en rire de soi.
Ce conte nous incite à réfléchir sur les relations entre deux registres d’activité bien distincts. Dans l’un, on rangera les perceptions différenciées, spécifiques, transmises par des récepteurs sensoriels dont l’absence prive l’individu de stimuli. La surdité, dans ce conte, entraîne des malentendus parce que tout se passe dans le registre verbal. Mais ce registre est aussi celui de la parole, c’est-à-dire de l’expression d’une pensée qui sépare, classe, nomme, catégorise et distingue. L’élaboration réflexive propre à la logique et au raisonnement tend précisément à établir des liens entre des entités déjà séparées et différenciées, et pour ce faire elle s’appuie sur une sensorialité discriminative qui œuvre dans le même sens. La réflexion comme la sensorialité spécifique découpent, décomposent et analysent. En ce sens, le registre en question pourrait être qualifié de registre de l’activité différenciée.
Il en va bien différemment de cet autre registre de la sensorialité que, comme je l’ai déjà avancé précédemment, certains nomment perceptude. Il s’agit d’une forme de sensorialité non discriminante et globale, où le perçu et la perception ne font qu’un, où l’observateur ne se distingue pas de l’objet qu’il perçoit et où aucun recul réflexif ne peut être pris. Il s’agit seulement de se mettre en phase avec le mouvement général du monde. Cette adhésion qui inclut l’être et la perception dans un tout et qui abolit la distinction entre l’objectif et le subjectif, c’est précisément le sentir ensemble qui fait communiquer toutes les parties de l’être entre elles mais aussi avec tous les êtres animés environnants et avec tout le monde inanimé. Cette indistinction de la perception généralisée, qui est aussi celle de la transe hypnotique, dessine les limites du langage. Plus l’on s’enfonce dans une perception globale, plus la parole échoue à discriminer et à séparer. C’est pourquoi l’on est en droit de qualifier d’indifférencié ce registre d’activité. La réflexion, la rationalisation, l’intellectualisation, la logique comme la parole sont mis en déroute au profit d’une circulation sans frontières d’un sentir qui se passe de mots.
Ces deux registres sont facilement repérables dans le conte. L’homme, la femme et le juge agissent pour leur propre compte dans un monde hautement différencié. Chacun est engagé dans une lutte pour imposer son ordre au monde : la femme doit produire pour se nourrir et nourrir son enfant, l’homme doit remettre la main sur son bien perdu, le juge doit dire le bien et le juste. Mais voilà : cette haute différenciation qui caractérise les efforts de chacun est à l’origine de conflits de chacun avec tous, et le conflit n’a pas de solution tant que chacun campe solidement sur ses positions. Il n’y aura nulle entente tant que l’on en restera au niveau du verbe, sauf à réussir à imposer sa raison par la force. Aucun accord n’est possible, le conflit ne peut se résoudre que par la disparition d’une des parties en présence (l’image d’un conflit armé commence déjà à se profiler) ou – c’est l’issue provisoire que nous propose le conte – par l’interposition d’un tiers, la justice.
Le renversement intervient avec le rire et par le basculement du rire d’autrui en rire de soi. Il n’est pas évident de rire de soi et il est clair que le rire des notables aurait pu être perçu comme vexant par les plaignants ou par le juge, parce qu’il remettrait en cause l’ordre et l’autorité de chacun. Le petit miracle du conte, c’est que le rire de soi a été accepté par nos trois protagonistes. Rire de soi, c’est baisser la garde, c’est tolérer que se dissolvent les défenses instaurées pour maintenir la configuration de la situation (les rôles, les convictions, les actes) et que cette dissolution laisse entrevoir la possibilité d’un ordre nouveau. Rétablissant le sentir ensemble indifférencié, annulant la valeur des mots et l’accrochage des acteurs à leurs discours, le rire communicatif circule et abolit les frontières. Tous ceux que la crise séparait se retrouvent à rire ensemble de bon cœur. Les mots et les explications n’importent plus, le sentir ensemble a pris le dessus et conditionne le rétablissement de la communication.
Et le conte, comme pour mettre les points sur les i, se termine par une suggestion qui nous est administrée, à nous auditeurs : « On conseille, quelque part en Afrique, d’avoir le cou aussi long que celui du chameau, afin que la parole, avant de jaillir, puisse prendre tout son temps… ». Ce qui n’est pas sans rappeler le précepte de notre enfance : « Tourne ta langue sept fois dans ta bouche avant de parler ». Ce précepte est généralement avancé par les parents pour aider l’enfant à éviter de « parler trop vite », sans réfléchir, et de dire des bêtises. Dans cette optique, le sens de ce précepte serait d’inciter à mieux réfléchir, à faire intervenir la logique. Mais il y a une autre manière d’entendre ce conseil, tout comme le précepte du conteur sénégalais : il se pourrait que se donner du temps en tournant sept fois sa langue dans sa bouche serve moins à réfléchir qu’à se laisser happer par la perception globale, à mieux sentir et se laisser couler dans le mouvement du monde alentour pour entrer en phase avec lui. L’effort de réflexion ne sera ici d’aucun secours, ce qui est demandé c’est au contraire de prendre son temps pour lâcher prise et surtout ne faire aucun effort, afin de réaliser par les effets de la sensation conjointe et omnidirectionnelle, la fusion de l’ensemble des déterminants de l’existence. Je pourrais dire encore : il s’agit de dissoudre la parole dans le corps et dans le geste, de la lester de toute la matérialité de l’activité. Lorsque la parole sera sortie de la bouche du chameau, elle sera déjà extérieure à la chose, elle la regardera à distance et aura quitté le sentir. Mais aura-t-elle une valeur si elle ne s’est jamais incarnée ? Le cou du chameau est suffisamment long pour que la parole qui remonte ait justement le temps de s’incarner. S’incarner, prendre corps, c’est tout ce qu’on peut souhaiter au langage pour qu’il soit juste et qu’il dise le vrai.
La surdité met à mal le verbe sonore, elle lui fait perdre toute efficacité et réduit le dire à une parole vide et intransmissible. Remarquons aussi que la cécité ferait subir le même sort à la parole signée. Le rire, lui, est un geste du corps. Étranger aux paramètres constitutifs de la querelle, il tire son efficace de son indétermination. À la spécificité figée et crispée des arguments et des positions dans l’effort de transmission verbale sonore, fait face la non-spécificité du rire : le rire dissout les mots et rend les positions plus mobiles et plus souples, les circulations et les contaminations plus fluides. Cette dissolution est une condition pour recréer l’entente. Il n’y a pas d’accord, il n’y a pas de parole vraie et partagée que puissent réaliser les mots si ceux-ci ne se confondent pas avec des activités, des gestes et des corps en mouvement qui les débordent et viennent les confirmer. Sans ces derniers, la parole est une coquille vide. Mais c’est aussi parce que la parole individuelle se perd dans le mouvement collectif et en phase du rire que l’accord se réalise. Le rire rétablit ce pont de communication que le verbe échouait à créer et suture les différences. Il met les corps en mouvement et fait retrouver au langage son assiette en rétablissant le sentir ensemble, au prix d’une dédifférenciation : les acteurs du drame acceptent ce rire, ils se décrispent et larguent les amarres qui les retenaient jusque là à une représentation figée de la situation. Le conte nous enseigne que, pour avoir une chance de sauver une parole en perdition, il lui faut sortir de la différenciation des positions qu’elle opère pour se fondre dans le corps et le geste, et laisser choir l’ordre du monde dans lequel elle s’inscrit. Par cette dédifférenciation, par la chute dans la despécification et dans la déparole, un ordre se disloque et s’efface et offre aux êtres une chance de reconfiguration possible. Il n’est pas un conflit, entre les partenaires d’un couple, entre employés et employeurs ou entre nations belligérantes, qui ne trouve de solution sans passer par la mobilisation et donc la dédifférenciation des positions arrêtées, et ce mouvement de despécification implique avant tout la dissolution de la parole et le retour au sentir.
Ce que je viens d’exposer ne vise nullement à déconsidérer le verbe sonore et encore moins à mettre à l’écart des décennies de lutte pour la reconnaissance de la langue des signes. Il serait possible d’imaginer une suite au conte : par le recours à l’écrit ou à la langue des signes, les interlocuteurs finissent par mettre des mots ou des signes sur les motifs de leur discorde. Mais on sent bien que cette précision est inutile, que le conte est complet et qu’il a dit tout ce qu’il y avait à dire : il n’y a pas d’accordage des êtres qui ne présuppose l’activité partagée du sentir ensemble.

 

Note

 

* CD de Mamadou Diallo, « Il en a toujours été », Contes de l’Afrique de l’Ouest, RC 224 ATL, 1996 CKT Productions.

 

Lectures conseillées :

 

  • Nicolas Bouvier, L’usage du monde, Éditions Payot, 1963 (première édition)
  • Sybille de Pury : Comment on dit dans ta langue ? Pratiques ethnopsychiatriques, Les Empêcheurs de penser en rond/Le Seuil, Paris, 2005.
  • Alexandre Jollien, Petit traité de l’abandon, Éditions du Seuil, 2012.
  • François Jullien, Un sage est sans idée, Éditions du Seuil, Paris, 1998.
  • François Roustang, Il suffit d’un geste, Odile Jacob, Paris, 2003.
 * École de formation psychopédagogique, Institut catholique de Paris (Université), 22 rue Cassette, 75006 Paris.