♦ L’oreille est un trou
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L’enfer, c’est bien connu, est pavé de bonnes intentions. Extorquer coûte que coûte la vérité sur les mystères de l’organisme, accroître les pouvoirs de l’homme sur les caprices de la nature : les plus nobles idéaux légitiment l’action des pionniers de la médecine du 19ème siècle, pour le meilleur et pour le pire. Ainsi, en toute-bonne conscience, l’aliéniste Esquirol, l’un des pères de la psychiatrie, décrit dans un article de 1846 la mort accidentelle d’une patiente qu’il était en train de forcer à manger contre son gré. Qu’importent les moyens quand c’est pour la bonne cause…
Baudeloque, cité ici par Ménière, ne fait pas mieux. Son raisonnement, à peu de choses près, est le suivant : l’oreille, comme chacun sait, est un trou ; l’oreille du sourd est un trou qui ne laisse pas passer les vibrations sonores ; conclusion : il faut en percer un autre. Aussi aberrant soit-il, cet exemple appelle au moins deux remarques : comment la grossièreté des prémisses théoriques n’a-t-elle pu être dénoncée avant que l’intervention soit pratiquée ? La transformation des élèves sourds en objets d’expérimentations « thérapeutiques » n’est-elle pas le reflet de l’assujettissement des sourds aux entendants au sein de cette institution fermée qu’était l’Institution nationale des sourds-muets de Paris ?
Dans la lettre qui suit, extraite des archives de l’Institut national des jeunes sourds de Paris, force est de constater l’effort de Ménière pour soustraire les élèves sourds à un acharnement thérapeutique auquel on subordonne, encore et toujours, la pédagogie et l’échange langagier.
« La marche suivie par tous les prétendus inventeurs de méthode curative de la surdi-mutité est toujours la même. Ils demandent à produire des enfants guéris, avec des certificats de complaisance, mais sans aucune garantie. Ils demandent en outre à faire des expériences devant un conseil général, devant une commission administrative, et se gardent bien de proposer une épreuve devant l’Académie de médecine ou devant la section médico-chirurgicale de l’Institut. En un mot ils fuient le jugement des personnes vraiment compétentes.Baudeloque dit qu’il guérit sans opération. Il a donc bien modifié sa méthode, car il y a en ce moment, dans la maison des sourds-muets, une jeune fille à laquelle il a pratiqué la trépanation du crâne pour la faire entendre au travers de la cicatrice. Cette enfant n’est pas moins sourde qu’avant cette opération si grave, si audacieuse.
Il faut tenir compte de ceci, quand il s’agit du traitement de la surdi-mutité :
1° Il y a des enfants qui deviennent sourds-muets à 4 ans, à 8 ans et plus tard encore. Ceux-là qui ont parlé et qui conservent un peu d’audition peuvent parler et entendre, mais jamais au point de recevoir fructueusement l’éducation orale ordinaire.
2° Il y a des enfants incomplètement sourds-muets de naissance, ceux-là sont aptes à prononcer quelques mots, mais ils n’entendent jamais assez bien pour parler comme les entendants ordinaires.
La principale question est celle-ci : y a-t-il avantage réel pour un sourd-muet à recevoir une autre éducation que celle qui se rapporte à son infirmité ? Le temps employé à ce travail ingrat ne serait-il pas mieux consacré à l’acquisition des seules connaissances utiles à un infirme, en un mot l’éducation industrielle ne vaut-elle pas mieux cent fois, pour le sourd-muet, que l’acquisition pénible et nécessairement très incomplète des rudiments de parole et de chant que l’on s’efforce de lui enseigner en dépit de la nature.
7-9 octobre 1851
Ménière
Médecin-chirurgien de l’Institut national des sourds-muets. »
 
(Article paru dans la revue Coup d’Oeil, bulletin sur l’actualité de la Langue des Signes, la communication et la culture sourde, CEMS, École des Hautes Études en Sciences Sociales, 54, Bd Raspail, 75270 Paris cedex 06, n°40, avril mai juin 1984, p. 8.)