♦ Préface de l’ouvrage de Nathalie Lachance
“Territoire, transmission et culture sourde,
Perspectives historiques et réalités contemporaines”
Québec, 2007
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Terminant la lecture de l’ouvrage que Nathalie Lachance, je me suis souvenu, et avec quelle émotion – qu’on me permette cette digression vers le sensible, l’allié de toute réflexion – d’un moment crucial de la soutenance de thèse de doctorat en sciences du langage de Christian Cuxac, en 1996, à la faculté de la Sorbonne à Paris. Christian Cuxac avait patiemment réalisé l’analyse linguistique la plus complète possible de séquences entières d’histoires racontées en langue des signes française, analyse qu’il avait consignée dans un volumineux ouvrage et qu’il présentait devant un jury de spécialistes et un public nombreux composé pour moitié de sourds. Au delà ou en deçà de la description des différents aspects de la langue des signes, ses réflexions ne pouvaient manquer de répondre à ce qui constituait alors une question cruciale. L’une des préoccupations majeures des acteurs ou sympathisants du « Réveil sourd » qui s’était opéré en France depuis les années 1975, était de démontrer que la langue des signes était bel et bien une langue. Le prodigieux essor de cette langue, depuis que les sourds avaient décidé de l’afficher avec fierté et de la propager, aurait suffi à lui seul à en montrer la véritable nature. Certains ne s’en contentaient pas et attendaient avec anxiété que des experts confirment qu’elle était bien une langue à part entière. Il était donc inévitable que cette question ne vienne à être abordée au sein même du jury de thèse. Mais cela revenait à discuter des paramètres qui définissent une langue : si la langue des signes était bien une langue, ses spécificités ne pouvaient manquer d’interroger la définition même des langues orales. C’est ce qui arriva : les membres du jury s’engagèrent dans une vive discussion où la définition établie des systèmes linguistiques se voyait interrogée et remise en cause. Une énième langue, outsider originale dans sa construction, son espace et son histoire, contraignait le monde scientifique à repenser la théorie dans son ensemble.

Il en va de la linguistique comme de toutes les disciplines théoriques : la surdité est un analyseur qui oblige à les repenser de fond en comble. Pour peu qu’on ne se contente pas de la réduire et de la soumettre au déjà connu et à la pensée dominante, elle offre un poste d’observation privilégié de la normalité. Elle représente un excellent moyen d’inquiéter la pensée et, au delà, de relativiser le savoir et de défaire les dogmes. Cela, l’humanité le sait au moins depuis le milieu du 18ème siècle, lorsque penseurs et savants commencèrent à recourir de plus en plus fréquemment à la figure du sourd comme outil épistémologique pour sonder la solidité des divers édifices théoriques. Mais la visée essentielle consistait surtout à interroger les discours scientifiques pour en renforcer la cohérence : la situation concrète, réelle du sourd n’intéressait que les rares précepteurs d’enfants sourds dont la naissance affligeait les familles de la bonne société. L’aporie du sourd-muet surgissait moins de l’existence concrète, du vécu et des relations sociales de celui-ci que de l’ébranlement que la surdi-mutité produisait sur le savoir. Et c’est précisément le renversement de cette perspective qui constitue, à mon sens, le phénomène majeur de l’ère qui s’est ouverte depuis le siècle des Lumières avec l’apparition des premières écoles pour sourds.

La naissance et le développement au 18ème siècle, en France (puisqu’il semble que ce soit là qu’elles soient apparues en premier) puis dans le monde, des premières écoles pour sourds sont en effet sous-tendus par une logique collective. Dépassant le cadre étroit et rare du préceptorat, le regroupement d’enfants sourds dans un même espace a précisément fait surgir ce qui ne pouvait être vu par les entendants dans les conditions antérieures d’isolement  : à savoir, que le génie humain a mis à la disposition des hommes l’aptitude de communiquer visuellement-gestuellement, et que, dans certaines circonstances comme celles de la surdité, la nécessité crée les conditions pour que les sourds élaborent une langue originale et vivent l’aventure de la vie d’une manière peut-être différente de celle des entendants mais, en dernière analyse, tout aussi satisfaisante (ou insatisfaisante) que le reste de l’humanité. Ce mouvement d’idées et de pratiques, qui a eu l’école comme épicentre du séisme macrosocial qu’il a provoqué, a irréversiblement fait de la surdité une question sociétale portant sur des collectivités de citoyens et non plus sur des individus considérés isolément.

Et c’est précisément sur cette mutation des pratiques et des regards, du 19ème siècle à nos jours, que porte l’ouvrage de Nathalie Lachance. Ce livre propose une analyse fine, appuyée sur une solide enquête de terrain et de nombreuses entrevues, des différentes perspectives croisées selon lesquelles la culture sourde peut être considérée. Mais il va bien plus loin encore, car il présente l’histoire comparée des espaces sourds en France, aux États-Unis et au Québec. L’auteure nous montre à quel point ces trois histoires sont mêlées et doivent chacune aux deux autres. Pour mettre en parallèle les évolutions respectives des espaces sourds dans ces trois régions du monde, elle donne la parole à tous les interlocuteurs concernés : en premier lieu aux Sourds, à l’adresse de ceux qui auraient tendance à oublier qu’ils sont les protagonistes d’une histoire qui ne saurait se faire (et s’étudier) sans eux ; mais aussi aux divers acteurs qui les entourent et dont les conceptions sont tout sauf consensuelles : le monde médical et son discours de la déficience orchestrant des pratiques plus ou moins agressives de réhabilitation auditive, le monde enseignant divisé entre la perspective monolingue stricte (la langue orale comme meilleur moyen de se rapprocher de la condition entendante) et les diverses pratiques du bilinguisme (la langue de signes comme langue d’intégration sociale, vecteur de culture et base de départ de toutes les acquisitions, y compris celle de la langue orale), le monde des associations et les pratiques communautaires, contrepoids capital dans les périodes où les institutions enseignantes entraient en déclin ou étaient opposées au bilinguisme, etc. L’auteure décrit avec précision le lent glissement vers les institutions laïques de l’assistance éducative et sociale initialement fournie par les institutions religieuses. Elle montre aussi les oppositions qui ont structuré les conflits entre les tenants de la surdité – affaire privée et ceux qui y voyaient une question où la puissance publique a son rôle a jouer.

Utilisant la culture sourde comme analyseur d’attitudes, d’idéologies et de pratiques, l’auteure nous entraîne bien au-delà de ce seul objet, vers un terrain d’une nature radicalement politique et dont les fondements sont éthiques : les enjeux ne sont rien moins que de savoir si les sourds peuvent/doivent être considérés comme des êtres de culture au statut irréductible à celui de malades, si leur existence individuelle et collective et leurs conditions de vie, sans cesse contestées ou remises en cause y compris sous des prétextes philanthropiques, peuvent/doivent être améliorées dans les formes qu’eux-mêmes souhaitent se donner, et si enfin la culture sourde, riche d’une langue, d’une histoire et d’un savoir être, peut/doit être reconnue comme partie intégrante du patrimoine de l’humanité. En dernière instance, ce que décrit Nathalie Lachance n’est rien moins que la lutte d’une communauté humaine du Québec en faveur du droit de vivre dignement au milieu de ses semblables humains, une lutte qui rejoint celle des sourds du monde entier. J’ose penser que, si son ouvrage aide sourds et entendants à se sentir un peu plus solidaires de cette communauté, à comprendre que leurs destins – nos destins – sont inextricablement mêlés, son objectif aura été atteint. De cela, je lui suis reconnaissant.

Paris, octobre 2006.

(Préface de l’ouvrage de Nathalie Lachance, Territoire, transmission et culture sourde, Perspectives historiques et réalités contemporaines, Les Presses de l’Université Laval, Québec, 2007)